À peine était-elle achevée, qu’on frappa doucement à la porte.
Démétrios ouvrit sans hâte. Le vieil exécuteur entra, suivi de deux hoplites casqués.
«J’apporte la petite coupe», dit-il avec un sourire obséquieux à l’adresse de l’amant royal.
Démétrios garda le silence.
Chrysis égarée leva la tête.
«Allons, ma fille, reprit le geôlier. C’est le moment. La ciguë est toute broyée. Il n’y a plus vraiment qu’à la prendre. N’aie pas peur. On ne souffre point.»
Chrysis regarda Démétrios, qui ne détourna pas les yeux.
Ne cessant plus de fixer sur lui ses larges prunelles noires entourées de lumière verte, Chrysis tendit la main à droite, prit la coupe, et lentement, la porta à sa bouche.
Elle y trempa les lèvres. L’amertume du poison et aussi les douleurs de l’empoisonnement avaient été tempérées par un narcotique miellé.
Elle but la moitié de la coupe, puis, soit qu’elle eût vu faire ce geste au théâtre, dans le Thyestès d’Agathon, soit qu’il fût vraiment issu d’un sentiment spontané, elle tendit le reste à Démétrios... Mais le jeune homme déclina de la main cette proposition indiscrète.
Alors la Galiléenne prit la fin du breuvage jusqu’à la purée verte qui demeura au fond. Et il lui vint aux joues un sourire déchirant où il y avait bien un peu de mépris.
«Que faut-il faire? dit-elle au geôlier.
—Promène-toi dans la chambre, ma fille, jusqu’à ce que tu sentes tes jambes lourdes. Alors tu te coucheras sur le dos, et le poison agira tout seul.»
Chrysis marcha jusqu’à la fenêtre, appuya sa main sur le mur, sa tempe sur sa main, et jeta vers l’aurore violette un dernier regard de jeunesse perdue.
L’orient était noyé dans un lac de couleur. Une longue bande livide comme une feuille d’eau enveloppait l’horizon d’une ceinture olivâtre. Au-dessus, plusieurs teintes naissaient l’une de l’autre, nappes liquides de ciel glauque, irisé, ou lilas, qui se fondaient insensiblement dans l’azur plombé du ciel supérieur. Puis, ces étages de nuances se soulevèrent avec lenteur, une ligne d’or apparut, monta, s’élargit; un mince fil de pourpre éclaira cette aube morose, et dans un flot de sang le soleil naquit.
«Il est écrit:
Elle resta ainsi, debout, tant que ses jambes purent la soutenir. Les hoplites furent obligés de la porter sur le lit quand elle fit signe qu’elle chancelait.
Là, le vieillard disposa les plis blancs de la robe le long des membres allongés. Puis il lui toucha les pieds et lui demanda:
«As-tu senti?»
Elle répondit:
«Non.»
Il lui toucha encore les genoux et lui demanda:
«As-tu senti?»
Elle fit signe que non, et subitement, d’un mouvement de bouche et d’épaules (car ses mains mêmes étaient mortes), reprise d’une ardeur suprême, et peut-être du regret de cette heure stérile, elle se souleva vers Démétrios... mais avant qu’il eût pu répondre, elle retomba sans vie, les deux yeux éteints pour toujours.
Alors l’exécuteur ramena sur le visage les plis supérieurs du vêtement; et l’un des soldats assistants, supposant qu’un passé plus tendre avait un jour réuni ce jeune homme et cette jeune femme, trancha du bout de son épée l’extrême boucle de la chevelure sur les dalles.
Démétrios toucha cela dans sa main, et, en vérité, c’était Chrysis tout entière, l’or survivant de sa beauté, le prétexte même de son nom...
Il prit la mèche tiède entre le pouce et les doigts, l’éparpilla lentement, peu à peu, et sous la semelle de sa chaussure il la mêla dans la poussière.
III
Chrysis immortelle
Quand Démétrios se retrouva seul dans son atelier rouge encombré de marbres, de maquettes, de chevalets et d’ébauches, il voulut se remettre au travail.
Le ciseau dans la main gauche et le maillet au poing droit, il reprit, mais sans ardeur, une ébauche interrompue. C’était l’encolure d’un cheval gigantesque destiné au temple de Poseidôn. Sous la crinière coupée en brosse, la peau du cou, plissée par un mouvement de la tête, s’incurvait géométriquement comme une vasque marine onduleuse.
Trois jours auparavant, le détail de cette musculature régulière concentrait dans l’esprit de Démétrios tout l’intérêt de la vie quotidienne; mais le matin de la mort de Chrysis, l’aspect des choses sembla changé. Moins calme qu’il ne voulait l’être, Démétrios n’arrivait pas à fixer sa pensée occupée ailleurs. Une sorte de voile insoulevable s’interposait entre le marbre et lui. Il jeta son maillet et se mit à marcher le long des piédestaux poudreux.
Soudain, il traversa la cour, appela un esclave et lui dit:
«Prépare la piscine et les aromates. Tu me parfumeras après m’avoir baigné, tu me donneras mes vêtements blancs et tu allumeras les cassolettes rondes.»
Quand il eut achevé sa toilette, il fit venir deux autres esclaves:
«Allez, dit-il, à la prison de la reine; remettez au geôlier cette motte de terre glaise et faites-la-lui porter dans la chambre où est morte la courtisane Chrysis. Si le corps n’est pas jeté déjà dans la basse-fosse, vous direz qu’on s’abstienne de rien exécuter avant que j’en aie donné l’ordre. Courez en avant. Allez.»
Il mit un ébauchoir dans le pli de sa ceinture et ouvrit la porte principale sur l’avenue déserte du Drôme.
Soudain il s’arrêta sur le seuil, stupéfié par la lumière immense des midis de la terre africaine. La rue devait être blanche et les maisons blanches aussi, mais la flamme du soleil perpendiculaire lavait les surfaces éclatantes avec une telle furie de reflets, que les murs de chaux et les dalles réverbéraient à la fois des incandescences prodigieuses de bleu d’ombre, de rouge et de vert, d’ocre brutal et d’hyacinthe. De grandes couleurs frémissantes semblaient se déplacer dans l’air et ne couvrir que par transparence l’ondoiement des façades en feu. Les lignes elles-mêmes se déformaient derrière cet éblouissement; la muraille droite de la rue s’arrondissait dans le vague, flottait comme une toile, et à certains endroits devenait invisible. Un chien couché près d’une borne était réellement cramoisi.
Enthousiasmé d’admiration, Démétrios vit dans ce spectacle un symbole de sa nouvelle existence. Assez longtemps il avait vécu dans la nuit solitaire, dans le silence et dans la paix. Assez longtemps il avait pris pour lumière le clair de lune, et pour idéal la ligne nonchalante d’un mouvement trop délicat. Son œuvre n’était pas virile. Sur la peau de ses statues il y avait un frisson glacé.
Pendant l’aventure tragique qui venait de bouleverser son intelligence, il avait senti pour la première fois le grand souffle de la vie enfler sa poitrine. S’il redoutait une seconde épreuve, si, sorti victorieux de la lutte, il se jurait avant toutes choses de ne plus s’exposer à fléchir sa belle attitude prise en face d’autrui, du moins venait-il de comprendre que cela seul vaut la peine d’être imaginé, qui atteint par le marbre, la couleur ou la phrase, une des profondeurs de l’émotion humaine,—et que la beauté formelle n’est qu’une matière indécise, susceptible d’être toujours, par l’expression de la douleur ou de la joie, transfigurée.
Comme il achevait ainsi la suite de ses pensées, il arriva devant la porte de la prison criminelle.
Ses deux esclaves l’attendaient là.