«Nous avons porté la motte de terre rouge, dirent-ils. Le corps est sur le lit. On n’y a pas touché. Le geôlier te salue et se recommande à toi.»
Le jeune homme entra en silence, suivit le long couloir, monta quelques marches et pénétra dans la chambre de la morte, où il s’enferma soigneusement.
Le cadavre était étendu, la tête basse et couverte d’un voile, les mains allongées, les pieds réunis. Les doigts étaient chargés de bagues; deux periscelis d’argent s’enroulaient sur les chevilles pâles, et les ongles de chaque orteil étaient encore rouges de poudre.
Démétrios porta la main au voile afin de le relever; mais à peine l’avait-il saisi qu’une douzaine de mouches rapides s’échappèrent de l’ouverture.
Il eut un frisson jusqu’aux pieds... Pourtant il écarta le tissu de laine blanche, et le plissa autour des cheveux.
Le visage de Chrysis s’était éclairé peu à peu de cette expression éternelle que la mort dispense aux paupières et aux chevelures des cadavres. Dans la blancheur bleuâtre des joues, quelques veinules azurées donnaient à la tête immobile une apparence de marbre froid. Les narines diaphanes s’ouvraient au-dessus des lèvres fines. La fragilité des oreilles avait quelque chose d’immatériel. Jamais, dans aucune lumière, pas même celle de son rêve, Démétrios n’avait vu cette beauté plus qu’humaine et ce rayonnement de la peau qui s’éteint.
Et alors il se rappelle les paroles dites par Chrysis pendant leur première entrevue: «Tu ne connais pas mon visage. Tu ne sais pas comme je suis belle!» Une émotion intense l’étouffe subitement. Il veut connaître enfin. Il le peut.
De ses trois jours de passion, il veut garder un souvenir qui durera plus que lui-même,—mettre à nu l’admirable corps, le poser comme un modèle dans l’attitude violente où il l’a vue en songe, et créer d’après le cadavre la statue de la Vie Immortelle.
Il détache l’agrafe et le nœud. Il ouvre l’étoffe. Le corps pèse. Il le soulève. La tête se renverse en arrière. Les seins tremblent. Les bras s’affaissent. Il tire la robe tout entière et la jette au milieu de la chambre. Lourdement, le corps retombe.
De ses deux mains sous les aisselles fraîches, Démétrios fait glisser la morte jusqu’au haut du lit. Il tourne la tête sur la joue gauche, rassemble et répand la chevelure splendidement sous le dos couché. Puis il relève le bras droit, plie l’avant-bras au-dessus du front, fait crisper les doigts encore mous sur l’étoffe d’un coussin: deux lignes musculaires admirables, descendant de l’oreille et du coude, viennent s’unir sous le sein droit qu’elles portent comme un fruit.
Ensuite il dispose les jambes, l’une étendue roidement de côté, l’autre le genou dressé et le talon touchant presque la croupe. Il rectifie quelques détails, plie la taille à gauche, allonge le pied droit et enlève les bracelets, les colliers et les bagues, afin de ne pas troubler par une seule dissonance l’harmonie pure et complète de la nudité féminine. Le Modèle a pris la pose.
Démétrios jette sur la table la motte d’argile humide qu’il a fait porter là. Il la presse, il la pétrit, il l’allonge selon la forme humaine: une sorte de monstre barbare naît de ses doigts ardents: il regarde.
L’immuable cadavre conserve sa position passionnée. Mais un mince filet de sang sort de la narine droite, coule sur la lèvre, et tombe goutte à goutte, sous la bouche entr’ouverte.
Démétrios continue. La maquette s’anime, se précise, prend vie. Un prodigieux bras gauche s’arrondit au-dessus du corps comme s’il étreignait quelqu’un. Les muscles de la cuisse s’accusent violemment. Les orteils se recroquevillent.
... Quand la nuit monta de la terre et obscurcit la chambre basse, Démétrios avait achevé la statue.
Il fit porter par quatre esclaves l’ébauche dans son atelier. Dès le soir même, à la lueur des lampes, il fit dégrossir un bloc de Paros, et un an après cette journée il travaillait encore au marbre.
IV
La pitié
«Geôlier, ouvre-nous! Geôlier, ouvre-nous!»
Rhodis et Myrtocleia frappaient à la porte fermée.
La porte s’entr’ouvrit.
«Qu’est-ce que vous voulez?
—Voir notre amie, dit Myrto. Voir Chrysis, la pauvre Chrysis qui est morte ce matin.
—Ce n’est pas permis, allez-vous-en!
—Oh! laisse-nous, laisse-nous entrer. On ne le saura pas. Nous ne le dirons pas. C’était notre amie, laisse-nous la revoir. Nous sortirons vite. Nous ne ferons pas de bruit.
—Et si je suis pris, mes petites filles? Si je suis puni à cause de vous? Ce n’est pas vous qui paierez l’amende.
—Tu ne seras pas pris. Tu es seul ici. Il n’y a pas d’autre condamnés. Tu as renvoyé les soldats. Nous savons tout cela. Laisse-nous entrer.
—Enfin! Ne restez pas longtemps. Voici la clef. C’est la troisième porte. Prévenez-moi quand vous partirez. Il est tard et je voudrais me coucher.»
Le bon vieux leur remit une clef de fer battu qui pendait à sa ceinture, et les deux petites vierges coururent aussitôt, sur leurs sandales silencieuses, à travers les couloirs obscurs.
Puis le geôlier rentra dans sa loge et ne poussa pas plus avant une surveillance inutile. La peine de l’emprisonnement n’était pas appliquée dans l’Égypte grecque, et la petite maison blanche que le doux vieillard avait mission de garder ne servait qu’à loger les condamnés à mort. Dans l’intervalle des exécutions, elle restait presque abandonnée.
Au moment où la grande clef pénétra dans la serrure, Rhodis arrêta la main de son amie:
«Je ne sais pas si j’oserai la voir, dit-elle. Je l’aimais bien, Myrto... J’ai peur... Entre la première, veux-tu?»
Myrtocleia poussa la porte; mais dès qu’elle eut jeté les yeux dans la chambre, elle cria:
«N’entre pas, Rhodis! Attends-moi ici.
—Oh! qu’y a-t-il? Tu as peur aussi... Qu’y a-t-il sur le lit? Est-ce qu’elle n’est pas morte?
—Si. Attends-moi... Je te dirai... Reste dans le couloir et ne regarde pas.»
Le corps était demeuré dans l’attitude délirante que Démétrios avait composé pour en faire la Statue de la Vie Immortelle. Mais les transports de l’extrême joie touchent aux convulsions de l’extrême douleur, et Myrtocleia se demandait quelles souffrances atroces, quel martyre, quels déchirements d’agonie avaient ainsi bouleversé le cadavre.
Sur la pointe des pieds, elle s’approcha du lit.
Le filet de sang continuait à couler de la narine diaphane. La peau du corps était parfaitement blanche; les bouts pâles des seins étaient rentrés comme des nombrils délicats; pas un reflet rose n’avivait l’éphémère statue couchée, mais quelques taches couleur d’émeraude qui teintaient doucement le ventre lisse signifiaient que des millions de vie nouvelle germaient de la chair à peine refroidie et demandaient à succéder.
Myrtocleia prit le bras mort et l’abaissa le long des hanches. Elle voulut aussi allonger la jambe gauche; mais le genou était presque bloqué et elle ne réussit pas à l’étendre complètement.
«Rhodis, dit-elle d’une voix trouble. Viens. Tu peux entrer, maintenant.»
L’enfant tremblante pénétra dans la chambre. Ses traits se tirèrent; ses yeux s’ouvrirent...
Dès qu’elles se sentirent deux, elles éclatèrent en sanglots, dans les bras l’une et l’autre, indéfiniment.
«La pauvre Chrysis! la pauvre Chrysis!» répétait l’enfant.
Elles s’embrassaient sur la joue avec une tendresse désespérée où il n’y avait plus rien de sensuel, et le goût des larmes mettait sur leurs lèvres toute l’amertume de leurs petites âmes transies.
Elles pleuraient, elles pleuraient, elles se regardaient avec douleur, et parfois elles parlaient toutes les deux ensemble, d’une voix enrouée, déchirante, où les mots s’achevaient en sanglots.