«Nous l’aimions tant! Ce n’était pas une amie pour nous, pas une amie, c’était comme une mère très jeune, une petite mère entre nous deux...»
Rhodis répéta:
«Comme une petite mère...»
Et Myrto, l’entraînant près de la morte, dit à voix basse:
«Embrasse-la.»
Elles se penchèrent toutes les deux et posèrent les mains sur le lit, et, avec de nouveaux sanglots, touchèrent de leurs lèvres le front glacé.
Et Myrto prit la tête entre ses deux mains qui s’enfonçaient dans la chevelure, et elle lui parla ainsi:
«Chrysis, ma Chrysis, toi qui étais la plus belle et la plus adorée des femmes, toi si semblable à la déesse que le peuple t’a prise pour elle, où es-tu maintenant, qu’a-t-on fait de toi? Tu vivais pour donner la joie bienfaisante. Il n’y a jamais eu de fruit plus doux que ta bouche, ni de lumière plus claire que tes yeux; ta peau était une robe glorieuse que tu ne voulais pas voiler; la volupté y flottait comme une odeur perpétuelle; et quand tu dénouais ta chevelure, tous les désirs s’en échappaient, et quand tu refermais tes bras nus, on priait les dieux pour mourir.»
Accroupie sur le sol, Rhodis sanglotait.
«Chrysis, ma Chrysis, poursuivit Myrtocleia, hier encore tu étais vivante, et jeune, espérant de longs jours, et maintenant voici que tu es morte, et rien au monde ne peut plus faire que tu nous dises une parole. Tu as fermé les yeux, nous n’étions pas là. Tu as souffert, et tu n’as pas su que nous pleurions pour toi derrière les murailles, tu as cherché du regard quelqu’un en mourant et tes yeux n’ont pas rencontré nos yeux chargés de deuil et de pitié.»
La joueuse de flûte pleurait toujours. La chanteuse la prit par la main.
«Chrysis, ma Chrysis, tu nous avais dit qu’un jour, grâce à toi, nous nous marierions. Notre union se fait dans les larmes, et ce sont de tristes fiançailles que celles de Rhodis et de Myrtocleia. Mais la douleur plus que l’amour réunit deux mains serrées. Celles-là ne se quitteront jamais, qui ont une fois pleuré ensemble. Nous allons porter en terre ton corps chéri, Chrysidion, et nous couperons toutes les deux nos chevelures sur la tombe.»
Dans une couverture du lit, elle enveloppa le beau cadavre; puis elle dit à Rhodis:
«Aide-moi.»
Elles la soulevèrent doucement; mais le fardeau était lourd pour les petites musiciennes et elles le posèrent sur le sol une première fois.
«Ôtons nos sandales, dit Myrto. Marchons pieds nus dans les couloirs. Le geôlier a dû s’endormir... si nous ne le réveillons pas, nous passerons, mais s’il nous voit faire il nous empêchera... Pour demain, cela n’importe pas: quand il verra le lit vide, il dira aux soldats de la reine qu’il a jeté le corps dans la basse-fosse, comme la loi le veut. Ne craignons rien, Rhodé... Mets tes sandales comme moi dans ta ceinture. Et viens. Prends le corps sous les genoux. Laisse passer les pieds en arrière. Marche sans bruit, lentement, lentement...»
V
La piété
Après le tournant de la deuxième rue, elles posèrent le corps une seconde fois pour remettre leurs sandales. Les pieds de Rhodis, trop délicats pour marcher nus, s’étaient écorchés et saignaient.
La nuit était pleine de clarté. La ville était pleine de silence. Les ombres couleur de fer se découpaient carrément au milieu des rues, selon le profil des maisons.
Les petites vierges reprirent leur fardeau.
«Où allons-nous, dit l’enfant, où allons-nous la mettre en terre?
—Dans le cimetière d’Hermanubis. Il est toujours désert. Elle sera là en paix.
—Pauvre Chrysis! aurais-je pensé que le jour de sa fin je porterais son corps sans torches et sans char funèbre, secrètement, comme une chose volée.»
Puis toutes deux se mirent à parler avec volubilité comme si elles avaient peur du silence côte à côte avec le cadavre. La dernière journée de la vie de Chrysis les comblait d’étonnement. D’où tenait-elle le miroir, le peigne et le collier? Elle n’avait pu prendre elle-même les perles de la déesse: le temple était trop bien gardé pour qu’une courtisane pût y pénétrer. Alors quelqu’un avait agi pour elle? Mais qui? On ne lui connaissait pas d’amant parmi les stolistes commis à l’entretien de la statue divine. Et puis, si quelqu’un avait agi à sa place, pourquoi ne l’avait-elle pas dénoncé? Et de toutes façons, pourquoi ces trois crimes? À quoi lui avaient-ils servi, sinon à la livrer au supplice? Une femme ne fait pas de ces folies sans but, à moins qu’elle ne soit amoureuse. Chrysis l’était donc? et de qui?
«Nous ne saurons jamais, conclut la joueuse de flûte. Elle a emporté son secret avec elle, et si même elle a un complice, ce n’est pas lui qui nous renseignera.»
Ici Rhodis, qui chancelait déjà depuis quelques instants, soupira:
«Je ne peux plus, Myrto, je ne peux plus porter. Je tomberais sur les genoux. Je suis brisée de fatigue et de chagrin.»
Myrtocleia la prit par le cou:
«Essaye encore, mon chéri. Il faut la porter. Il s’agit de sa vie souterraine. Si elle n’a pas de sépulture et pas d’obole dans la main, elle restera éternellement errante au bord du fleuve des enfers, et quand, à notre tour, Rhodis, nous descendrons chez les morts, elle nous reprochera notre impiété, et nous ne saurons que lui répondre.»
Mais l’enfant, dans une faiblesse, fondit en larmes sur son bras.
«Vite, vite, reprit Myrtocleia, voici qu’on vient du bout de la rue. Mets-toi devant le corps avec moi. Cachons-le derrière nos tuniques. Si on le voit, tout sera perdu...»
Elle s’interrompit.
«C’est Timon. Je le reconnais. Timon avec quatre femmes... Ah! Dieux! que va-t-il arriver! Lui qui rit de tout, il nous plaisantera... Mais non, reste ici, Rhodis, je vais lui parler.»
Et, prise d’une idée soudaine, elle courut dans la rue au-devant du petit groupe.
«Timon, dit-elle (et sa voix était pleine de prière), Timon, arrête-toi. Je te supplie de m’entendre. J’ai des paroles graves dans la bouche. Il faut que je les dise à toi seul.
—Ma pauvre petite, dit le jeune homme, comme tu es émue! Est-ce que tu as perdu le nœud de ton épaule, ou bien est-ce que ta poupée s’est cassé le nez en tombant? Ce serait un événement tout à fait irréparable.»
La jeune fille lui jeta un regard douloureux; mais déjà les quatre femmes, Philotis, Séso de Cnide, Callistion et Tryphèra, s’impatientaient autour d’elle.
«Allons, petite sotte! dit Tryphèra, si tu as épuisé les tétons de ta nourrice, nous n’y pouvons rien, nous n’avons pas de lait. Il fait presque jour, tu devrais être couchée; depuis quand les enfants flânent-ils sous la lune?
—Sa nourrice? dit Philotis. C’est Timon qu’elle veut nous prendre.
—Le fouet! Elle mérite le fouet!»
Et Callistion, un bras sous la taille de Myrto, la souleva de terre en levant sa petite tunique bleue. Mais Séso s’interposa:
«Vous êtes folles, s’écria-t-elle. Myrto n’a jamais connu d’homme. Si elle appelle Timon, ce n’est pas pour coucher. Laissez-la tranquille et qu’on en finisse!
—Voyons, dit Timon, que me veux-tu? Viens par ici. Parle-moi à l’oreille. Est-ce que c’est vraiment grave?
—Le corps de Chrysis est là, dans la rue, dit la jeune fille encore tremblante. Nous le portons au cimetière, ma petite amie et moi, mais il est lourd, et nous te demandons si tu veux nous aider... Ce ne sera pas long... Aussitôt après, tu pourras retrouver tes femmes...»
Timon eut un regard excellent:
«Pauvres filles! Et moi qui riais! Vous êtes meilleures que nous... Certainement je vous aiderai. Va rejoindre ton amie et attends-moi, je viens.»
Se retournant vers les quatre femmes:
«Allez chez moi, dit-il, par la rue des Potiers. J’y serai dans peu de temps. Ne me suivez pas.»