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«Erôs!

—Erôs!»

Des cris aigus issirent des flûtes.

3
Le Chèvre-Pieds a poursuivi jusqu’au fleuve La Syrinx, fille de la source. Le pâle érôs qui aime le goût des larmes La baisait au vol, joue à joue; Et l’ombre frêle de la vierge noyée A frémi, roseaux, sur les eaux; Mais Erôs possède le monde et les dieux, Il possède même la mort. Sur la tombe aquatique il cueillit pour nous Tous les joncs, et d’eux fit la flûte... C’est une âme morte qui pleure ici, femmes, Le désir douloureux et doux.

Tandis que les flûtes continuaient le chant lent du dernier vers, la chanteuse tendit la main aux passants qui faisaient cercle autour d’elle, et recueillit quatre oboles qu’elle glissa dans sa chaussure.

Peu à peu, la foule s’écoulait, innombrable, curieuse d’elle-même et se regardant passer. Le bruit des pas et des voix couvrait même le bruit de la mer. Des matelots tiraient, l’épaule courbée, des embarcations sur le quai. Des vendeuses de fruits passaient, leurs corbeilles pleines dans les bras. Des mendiants quêtaient, d’une main tremblante. Des ânes chargés d’outres emplies trottaient devant le bâton des âniers. Mais c’était l’heure du coucher du soleil; et plus nombreuse que la foule active, la foule désœuvrée couvrait la jetée. Des groupes se formaient de place en place, entre lesquels erraient les femmes. On entendait nommer les silhouettes connues. Les jeunes gens regardaient les philosophes, qui contemplaient les courtisanes.

Celles-ci étaient de tout ordre et de toute condition, depuis les plus célèbres, vêtues de soies légères et chaussées de cuir d’or, jusqu’aux plus misérables, qui marchaient les pieds nus. Les pauvres n’étaient pas moins belles que les autres, mais moins heureuses seulement, et l’attention des sages se fixait de préférence sur celles dont la grâce n’était pas altérée par l’artifice des ceintures et l’encombrement des bijoux. Comme on était à la veille des Aphrodisies, ces femmes avaient toute licence de choisir le vêtement qui leur seyait le mieux, et quelques-unes des plus jeunes s’étaient même risquées à n’en point porter du tout. Mais leur nudité ne choquait personne, car elles n’en eussent pas ainsi exposé tous les détails au soleil, si l’un d’eux se fût signalé par le moindre défaut qui prêtât aux railleries des femmes mariées.

«Tryphèra! Tryphèra!»

Et une jeune courtisane d’aspect joyeux bouscula quelques passants pour rejoindre une amie entrevue.

«Tryphèra! es-tu invitée?

—Où cela? Séso?

—Chez Bacchis.

—Pas encore. Elle donne un dîner?

—Un dîner? un banquet, ma chère. Elle affranchit sa plus belle esclave, Aphrodisia, le second jour de la fête.

—Enfin! elle a fini par s’apercevoir qu’on ne venait plus chez elle que pour sa servante.

—Je crois qu’elle n’a rien vu. C’est une fantaisie du vieux Chérès, l’armateur du quai. Il a voulu acheter la fille dix mines; Bacchis a refusé. Vingt mines; elle a refusé encore.

—Elle est folle.

—Que veux-tu? c’était son ambition d’avoir une esclave libérée. D’ailleurs, elle a eu raison de marchander. Chérès donnera trente-cinq mines, et, pour ce prix-là, la fille s’affranchit.

—Trente-cinq mines? Trois mille cinq cents drachmes? Trois mille cinq cents drachmes pour une négresse!

—Elle est fille de blanc.

—Mais sa mère est noire.

—Bacchis a déclaré qu’elle ne la donnerait pas à meilleur marché, et le vieux Chérès est si amoureux qu’il a consenti.

—Est-il invité, lui, au moins?

—Non! Aphrodisia sera servie au banquet comme dernier plat, après les fruits. Chacun y goûtera selon son gré, et c’est le lendemain seulement qu’on doit la livrer à Chérès; mais j’ai peur qu’elle ne soit fatiguée...

—Ne la plains pas! Avec lui elle aura le temps de se remettre. Je le connais, Séso. Je l’ai regardé dormir.»

Elles rirent ensemble de Chérès. Puis elles se complimentèrent.

«Tu as une jolie robe, dit Séso. C’est chez toi que tu l’as fait broder?»

La robe de Tryphèra était une mince étoffe glauque entièrement brochée d’iris à larges fleurs. Une escarboucle montée d’or la plissait en fuseau sur l’épaule gauche; la robe retombait en écharpe, entre les deux seins, en laissant nu le côté droit du corps jusqu’à la ceinture de métal; une fente étroite qui s’entr’ouvrait et se refermait à chaque pas révélait seule la blancheur de la jambe.

«Séso! dit une autre voix, Séso et Tryphèra, venez, si vous ne savez que faire. Je vais au mur Céramique pour y chercher mon nom écrit.

—Mousarion! d’où viens-tu, ma petite?

—Du Phare. Il n’y a personne là-bas.

—Qu’est-ce que tu dis? Il n’y a qu’à pêcher, tellement c’est plein.

—Pas de turbots pour moi. Aussi je vais au mur. Venez.»

En chemin, Séso raconta de nouveau le projet de banquet chez Bacchis.

«Ah! chez Bacchis! s’écria Mousarion. Tu te rappelles le dernier dîner, Tryphèra: tout ce qu’on a dit de Chrysis?

—Il ne faut pas le répéter, Séso est son amie.»

Mousarion se mordit les lèvres; mais déjà Séso s’inquiétait:

«Quoi? qu’est-ce qu’on a dit?

—Oh! des méchancetés.

—On peut parler, déclara Séso. Nous ne la valons pas, à nous trois. Le jour où elle voudra quitter son quartier pour se montrer à Brouchion, je connais de nos amants qui ne nous reverront plus.

—Oh! Oh!

—Certainement. Je ferais des folies pour cette femme-là. Il n’y en a pas de plus belle ici, croyez-le.»

Les trois jeunes filles étaient arrivées devant le mur Céramique. D’un bout à l’autre de l’immense paroi blanche, des inscriptions se succédaient, écrites en noir. Quand un amant désirait se présenter à une courtisane, il lui suffisait d’écrire leurs deux noms avec le prix qu’il proposait; si l’homme et l’argent étaient reconnus dignes, la femme restait debout sous l’affiche en attendant que l’amateur revînt.

«Regarde, Séso! dit en riant Tryphèra. Quel est le mauvais plaisant qui a écrit cela?»

Et elles lurent en grosses lettres:

BACCHIS

THERSITE

2 OBOLES

«Il ne devrait pas être permis de se moquer ainsi des femmes. Pour moi, si j’étais le rhymarque, j’aurais déjà fait une enquête.»

Mais plus loin, Séso s’arrêta devant une inscription plus sérieuse.

SÉSO DE CNIDE

TIMON, FILS DE LYSIAS

1 MINE

Elle pâlit légèrement.

«Je reste», dit-elle.

Et elle s’adossa au mur, sous les regards envieux des passantes.

Quelques pas plus loin, Mousarion trouva une demande acceptable, sinon aussi généreuse. Tryphèra revint seule sur la jetée.

Comme l’heure était avancée, la foule se trouvait moins compacte. Cependant les trois musiciennes continuaient de chanter et de jouer de la flûte.

Avisant un inconnu dont le ventre et les vêtements étaient un peu ridicules, Tryphèra lui frappa sur l’épaule.

«Eh bien, petit père! Je gage que tu n’es pas un Alexandrin, hé!