—En effet, ma fille, répondit le brave homme. Et tu l’as deviné. Tu me vois tout surpris de la ville et des gens.
—Tu es de Boubaste?
—Non. De Cabasa. Je suis venu ici pour vendre des graines et je m’en retournerai demain, plus riche de cinquante-deux mines. Grâces soient rendues aux dieux! l’année a été bonne.»
Tryphèra se sentit soudain pleine d’intérêt pour ce marchand.
«Mon enfant, reprit-il avec timidité, tu peux me donner une grande joie. Je ne voudrais pas retourner demain à Cabasa sans dire à ma femme et à mes trois filles que j’ai vu des hommes célèbres. Tu dois connaître des hommes célèbres?
—Quelques-uns, dit-elle en riant.
—Bien. Nomme-les-moi s’ils passent par ici. Je suis sûr que j’ai rencontré depuis deux jours dans les rues les philosophes les plus illustres et les fonctionnaires les plus influents. C’est mon désespoir de ne pas les connaître.
—Tu seras satisfait. Voici Naucratès.
—Qui est-ce, Naucratès?
—C’est un philosophe.
—Et qu’enseigne-t-il?
—Qu’il faut se taire.
—Par Zeus, voilà une doctrine qui ne demande pas un grand génie, et ce philosophe-là ne me plaît point.
—Voici Phrasilas.
—Qui est-ce, Phrasilas?
—C’est un sot.
—Alors, que ne le laisses-tu passer?
—C’est que d’autres le tiennent pour éminent.
—Et que dit-il?
—Il dit tout avec un sourire, ce qui lui permet de faire entendre ses erreurs pour volontaires et ses banalités pour fines. Il y a tout avantage. Le monde s’y est laissé tromper.
—Ceci est trop fort pour moi, et je ne te comprends pas bien. D’ailleurs le visage de ce Phrasilas est marqué d’hypocrisie.
—Voici Philodème.
—Le stratège?
—Non. Un poète latin, qui écrit en grec.
—Petite, c’est un ennemi. Je ne veux pas l’avoir vu.»
Ici, toute la foule fit un mouvement, et un murmure de voix prononça le même nom:
«Démétrios... Démétrios...»
Tryphèra monta sur une borne et à son tour elle dit au marchand:
«Démétrios... voilà Démétrios. Toi qui voulais voir des hommes célèbres...
—Démétrios? L’amant de la reine? Est-il possible?
—Oui, tu as de la chance. Il ne sort jamais. Depuis que je suis à Alexandrie, voici la première fois que je le vois sur la jetée.
—Où est-il?
—C’est celui qui se penche pour voir le port.
—Il y en a deux qui se penchent.
—C’est celui qui est en bleu.
—Je ne le vois pas bien. Il nous tourne le dos.
—Tu sais? c’est le sculpteur à qui la reine s’est donnée pour modèle quand il a sculpté l’Aphrodite du temple.
—On dit qu’il est l’amant royal. On dit qu’il est le maître de l’Égypte.
—Et il est beau comme Apollon.
—Ah! le voici qui se retourne. Je suis content d’être venu. Je dirai que je l’ai vu. On m’avait dit bien des choses sur lui. Il paraît que jamais une femme ne lui a résisté. Il a eu beaucoup d’aventures, n’est-ce pas? Comment se fait-il que la reine n’en soit pas informée?
—La reine les connaît comme nous. Elle l’aime trop pour lui en parler. Elle a peur qu’il ne retourne à Rhodes, chez son maître Phérécratès. Il est aussi puissant qu’elle et c’est elle qui l’a voulu.
—Il n’a pas l’air heureux. Pourquoi a-t-il l’air si triste? Il me semble que je serais heureux si j’étais lui. Je voudrais bien être lui, ne fût-ce que pour une soirée...»
Le soleil s’était couché. Des femmes regardaient cet homme, qui était leur rêve commun. Lui, sans paraître avoir conscience du mouvement qu’il inspirait, se tenait accoudé sur le parapet, en écoutant les joueuses de flûte.
Les petites musiciennes firent encore une quête; puis, doucement, elles jetèrent leurs flûtes légères sur leurs dos; la chanteuse les prit par le cou et toutes trois revinrent vers la ville.
À la nuit close, les autres femmes rentrèrent, par petits groupes, dans l’immense Alexandrie, et le troupeau des hommes les suivait; mais toutes se retournaient, en marchant, vers le même Démétrios. La dernière qui passa lui jeta mollement sa fleur jaune, et rit. Le silence envahit les quais.
III
Démétrios
À la place laissée par les musiciennes, Démétrios était resté seul, accoudé. Il écoutait la mer bruire, les vaisseaux craquer lentement, le vent passer sous les étoiles. Toute la ville était éclairée par un petit nuage éblouissant qui s’était arrêté sur la lune, et le ciel était adouci de clarté. Le jeune homme regarda près de lui: les tuniques des joueuses de flûte avaient laissé deux empreintes dans la poussière. Il se rappela leurs visages: c’étaient deux Éphésiennes. L’aînée lui avait paru jolie; mais la plus jeune était sans charme, et, comme la laideur lui était une souffrance, il évita d’y penser.
À ses pieds luisait un objet d’ivoire. Il le ramassa: c’était une tablette à écrire, d’où pendait un style d’argent. La cire en était presque toute usée, mais on avait dû repasser plusieurs fois les mots tracés, et la dernière fois on avait gravé dans l’ivoire.
Il n’y vit que trois mots écrits:
Myrtis aime Rhodocleia
et il ne savait pas à laquelle des deux femmes appartenait ceci, et si l’autre était la femme aimée, ou bien quelque jeune inconnue abandonnée à Éphèse. Alors, il songea un moment à rejoindre les musiciennes pour leur rendre ce qui était peut-être le souvenir d’une morte adorée; mais il n’aurait pu les retrouver sans peine, et, comme il cessait déjà de s’intéresser à elles, il se retourna paresseusement et jeta le petit objet dans la mer.
Cela tomba rapidement, en glissant comme un oiseau blanc, et il entendit le clapotis que fit l’eau lointaine et noire. Ce petit bruit lui fit sentir le vaste silence du port.
Adossé au parapet froid, il essaya de chasser toute pensée et se mit à regarder les choses. Il avait horreur de la vie. Il ne sortait de chez lui qu’à l’heure où la vie cessait, et rentrait quand le petit jour attirait vers la ville les pêcheurs et les maraîchers. Le plaisir de ne voir au monde que l’ombre de la ville et sa propre stature devenait telle volupté chez lui qu’il ne se souvenait plus d’avoir vu le soleil de midi depuis des mois.
Il s’ennuyait. La reine était fastidieuse.
À peine pouvait-il comprendre, cette nuit-là, la joie et l’orgueil qui l’avaient envahi, quand, trois ans auparavant, la reine, séduite peut-être plus par le bruit de sa beauté que par le bruit de son génie, l’avait fait mander au palais et annoncer à la Porte du Soir par des sonneries de salpinx d’argent.
Cette entrée éclairait parfois sa mémoire d’un de ces souvenirs qui, par trop de douceur, s’aigrissent peu à peu dans l’âme, au point d’être intolérables... la reine l’avait reçu seul, dans ses appartements privés qui se composaient de trois pièces, moelleuses et sourdes à l’envi. Elle était couchée sur le côté gauche, et comme enfouie dans un fouillis de soies verdâtres qui baignaient de pourpre, par reflet, les boucles noires de sa chevelure. Son jeune corps était vêtu d’un costume effrontément ajouré qu’elle avait fait faire sous ses yeux par une courtisane de Phrygie, et qui laissait à découvert les vingt-deux endroits de la peau où les caresses sont irrésistibles, si bien que, pendant toute une nuit, et dût-on épuiser jusqu’aux derniers rêves l’imagination amoureuse, on n’avait pas besoin d’ôter ce costume-là.
Démétrios, agenouillé respectueusement, avait pris en main, pour le baiser, le petit pied nu de la reine Bérénice, comme un objet précieux et doux.
Puis elle s’était levée.
Simplement, comme une belle esclave qui sert de modèle, elle avait défait son corselet, ses bandelettes, ses caleçons fendus,—ôté même les anneaux de ses bras, même les bagues de ses orteils, et elle était apparue debout, les mains ouvertes devant les épaules, haussant la tête sous une capeline de corail qui tremblait le long des joues.