Elle était fille d’un Ptolémée et d’une princesse de Syrie qui descendait de tous les dieux, par Astarté que les Grecs appellent Aphrodite. Démétrios savait cela, et qu’elle était orgueilleuse de sa lignée olympienne. Aussi, ne se troubla-t-il pas quand la souveraine lui dit sans bouger: «je suis l’Astarté. Prends un marbre et ton ciseau, et montre-moi aux hommes d’Égypte. Je veux qu’on adore mon image.»
Démétrios la regarda, et devinant, à n’en pas douter, quelle sensualité simple et neuve animait ce corps de jeune fille, il dit: «Je l’adore le premier», et il l’entoura de ses bras. La reine ne se fâcha pas de cette brusquerie, mais demanda en reculant: «Te crois-tu l’Adônis pour toucher la déesse?» Il répondit: «Oui.» Elle le regarda, sourit un peu et conclut: «Tu as raison.»
Ceci fut cause qu’il devint insupportable et que ses meilleurs amis se détachèrent de lui; mais il affola tous les cœurs de femme.
Quand il passait dans une salle du palais, les esclaves s’arrêtaient, les femmes de la cour ne parlaient plus, les étrangères l’écoutaient aussi, car le son de sa voix était un ravissement. Se retirait-il chez la reine, on venait l’importuner jusque-là, sous des prétextes toujours nouveaux. Errait-il à travers les rues, les plis de sa tunique s’emplissaient de petits papyrus, où les passantes écrivaient leur nom avec des mots douloureux, mais qu’il froissait sans les lire, fatigué de tout cela. Lorsqu’au temple de l’Aphrodite, on eut mis son œuvre en place, l’enceinte fut envahie à toute heure de la nuit par la foule des adoratrices qui venaient lire son nom dans la pierre et offrir à leur dieu vivant toutes les colombes et toutes les roses.
Bientôt sa maison fut encombrée de cadeaux, qu’il accepta d’abord par négligence, mais qu’il finit par refuser tous quand il comprit ce qu’on attendait de lui, et qu’on le traitait comme une prostituée. Ses esclaves elles-mêmes s’offrirent. Il les fit fouetter et les vendit au petit porneïon de Rhacotis. Alors ses esclaves mâles, séduits par des présents, ouvrirent la porte à des inconnues qu’il trouvait devant son lit en rentrant, et dans une attitude qui ne laissait pas de doute sur leurs intentions passionnées. Les menus objets de sa toilette et de sa table disparaissaient l’un après l’autre; plus d’une femme dans la ville avait une sandale ou une ceinture de lui, une coupe où il avait bu, même les noyaux des fruits qu’il avait mangés. S’il laissait tomber une fleur en marchant, il ne la retrouvait plus derrière lui. Elles auraient recueilli jusqu’à la poussière écrasée par sa chaussure.
Outre que cette persécution devenait dangereuse et menaçait de faire mourir en lui toute sensibilité, il était arrivé à cette époque de la jeunesse où l’homme qui pense croit urgent de faire deux parts de sa vie et de ne plus mêler les choses de l’esprit aux nécessités des sens. La statue d’Aphrodite-Astarté fut pour lui le sublime prétexte de cette conversion morale. Tout ce que la reine avait de beauté, tout ce qu’on pouvait inventer d’idéal autour des lignes souples de son corps, Démétrios le fit sortir du marbre, et dès ce jour il s’imagina que nulle autre femme sur la terre n’atteindrait plus le niveau de son rêve. L’objet de son désir devint sa statue. Il n’adora plus qu’elle seule, et follement sépara de la chair l’idée suprême de la déesse, d’autant plus immatérielle s’il l’eût attachée à la vie.
Quand il revit la reine elle-même, il la trouva dépouillée de tout ce qui avait fait son charme. Elle lui suffit encore un temps à tromper ses désirs sans but, mais elle était à la fois trop différente de l’Autre, et trop semblable aussi. Lorsqu’au sortir de ses embrassements elle retombait épuisée et s’endormait sur la place, il la regardait comme si une intruse avait usurpé son lit en prenant la ressemblance de la femme aimée. Ses bras étaient plus sveltes, sa poitrine plus aiguë, ses hanches plus étroites que celles de la Vraie. Elle n’avait pas entre les aines ces trois plis minces comme des lignes, qu’il avait gravés dans le marbre. Il finit par se lasser d’elle.
Ses adoratrices le surent, et, bien qu’il continuât ses visites quotidiennes, on connut qu’il avait cessé d’être amoureux de Bérénice. Et autour de lui l’empressement redoubla. Il n’en tint pas compte. En effet, le changement dont il avait besoin était d’une autre importance.
Il est rare qu’entre deux maîtresses un homme n’ait pas un intervalle de vie où la débauche vulgaire le tente et le satisfait. Démétrios s’y abandonna. Quand la nécessité de partir pour le palais lui déplaisait plus que de coutume, il s’en venait à la nuit vers le jardin des courtisanes sacrées qui entourait de toutes parts le temple.
Les femmes qui étaient là ne le connaissaient point. D’ailleurs, tant d’amours superflues les avaient lassées qu’elles n’avaient plus ni cris ni larmes, et la satisfaction qu’il cherchait n’était pas troublée, là du moins, par les plaintes de chatte en folie qui l’énervaient près de la reine. La conversation qu’il tenait avec ces belles personnes calmes était sans recherche et paresseuse. Les visiteurs de la journée, le temps qu’il ferait le lendemain, la douceur de l’herbe et de la nuit en étaient les sujets charmants. Elles ne le priaient pas d’exposer ses théories en statuaire et ne donnaient pas leur avis sur l’Achilleus de Scopas. S’il leur arrivait de remercier l’amant qui les choisissait, de le trouver bien pris et de le lui dire, il avait le droit de ne pas croire à leur désintéressement.
Sorti de leurs bras religieux, il montait les degrés du temple et s’extasiait devant la statue.
Entre les sveltes colonnes, coiffées en volutes ioniennes, la déesse apparaissait toute vivante sur un piédestal de pierre rose, chargé de trésors appendus. Elle était nue et sexuée, vaguement teintée selon les couleurs de la femme; elle tenait d’une main son miroir dont le manche est un priape, et de l’autre adornait sa beauté d’un collier de perles à sept rangs. Une perle plus grosse que les autres, argentine et allongée, luisait entre ses deux mamelles, comme un croissant de lune entre deux nuages ronds.
Démétrios la contemplait avec tendresse, et voulait croire, comme le peuple, que c’étaient là les vraies perles saintes, nées des gouttes d’eau qui avaient roulé dans la conque de l’Anadyomène.
«Ô sœur divine, disait-il, ô fleurie, ô transfigurée! tu n’es plus la petite Asiatique dont je fis ton modèle indigne. Tu es son Idée immortelle, l’Âme terrestre de l’Astarté qui fut génitrice de sa race. Tu brillais dans ses yeux ardents, tu brûlais dans ses lèvres sombres, tu défaillais dans ses mains molles, tu haletais dans ses grands seins, tu t’étirais dans ses jambes enlaçantes, autrefois, avant ta naissance; et ce qui assouvit la fille d’un pêcheur te prostrait aussi, toi, déesse, toi la mère des dieux et des hommes, la joie et la douleur du monde! Mais je t’ai vue, évoquée, saisie, ô Cythereia merveilleuse! Je t’ai révélée à la terre. Ce n’est pas ton image, c’est toi-même à qui j’ai donné ton miroir et que j’ai couverte de perles, comme au jour où tu naquis du ciel sanglant et du sourire écumeux des eaux, aurore gouttelante de rosée, acclamée jusqu’aux rives de Cypre par un cortège de tritons bleus.»
Il venait de l’adorer ainsi quand il entra sur la jetée, à l’heure où s’écoulait la foule, et entendit le chant douloureux que pleuraient les joueuses de flûte. Mais ce soir-là il s’était refusé aux courtisanes du temple, parce qu’un couple entrevu sous les branches l’avait soulevé de dégoût et révolté jusqu’à l’âme.
La douce influence de la nuit l’envahissait peu à peu. Il tourna son visage du côté du vent, qui avait passé sur la mer, et semblait traîner vers l’Égypte l’odeur des roses d’Amathonte.