—D’où venais-tu, alors? Car tu n’as pas mis tous ces bijoux pour toi-même, et voilà un voile de soie...
—Voudrais-tu que je sortisse nue, ou vêtue de laine comme une esclave? Je ne m’habille que pour mon plaisir; j’aime à savoir que je suis belle, et je regarde mes doigts en marchant pour connaître toutes mes bagues.
—Tu devrais avoir un miroir à la main et ne regarder que tes yeux. Ils ne sont pas nés à Alexandrie, ces yeux-là. Tu es juive, je l’entends à ta voix, qui est plus douce que les nôtres.
—Non, je ne suis pas juive, je suis Galiléenne.
—Comment t’appelles-tu, Miriam ou Noëmi?
—Mon nom syriaque, tu ne le sauras pas. C’est un nom royal qu’on ne porte pas ici. Mes amis m’appellent Chrysis et c’est un compliment que tu aurais pu me faire.»
Il lui mit la main sur le bras.
«Oh! non, non, dit-elle d’une voix moqueuse. Il est beaucoup trop tard pour ces plaisanteries-là. Laisse-moi rentrer vite. Il y a presque trois heures que je suis levée, je meurs de fatigue.»
Se penchant, elle prit son pied dans sa main:
«Vois-tu comme mes petites lanières me font mal? On les a beaucoup trop serrées. Si je ne les décroise pas dans un instant, je vais avoir une marque sur le pied, et ce sera joli quand on m’embrassera! Laisse-moi vite. Ah! que de peines! Si j’avais su, je ne me serais pas arrêtée. Mon voile jaune est tout froissé à la taille, regarde!»
Démétrios se passa la main sur le front; puis, avec le ton dégagé d’un homme qui daigne faire son choix, il murmura:
«Montre-moi le chemin.
—Mais je ne veux pas! dit Chrysis d’un air stupéfait. Tu ne me demandes même pas si c’est mon plaisir. «Montre-moi le chemin!» Comme il dit cela! Me prends-tu pour une fille du porneïon, qui se met sur le dos pour trois oboles sans regarder qui la tient? Sais-tu même si je suis libre? Connais-tu le détail de mes rendez-vous? As-tu suivi mes promenades? As-tu marqué les portes qui s’ouvrent pour moi? As-tu compté les hommes qui se croient aimés de Chrysis? «Montre-moi le chemin!» Je ne te le montrerai pas, s’il te plaît. Reste ici ou va-t’en, mais ailleurs que chez moi!
—Tu ne sais pas qui je suis...
—Toi? Allons donc! Tu es Démétrios de Saïs; tu as fait la statue de ma déesse; tu es l’amant de ma reine et le maître de ma ville. Mais pour moi tu n’es qu’un bel esclave, parce que tu m’as vue et que tu m’aimes.»
Elle se rapprocha, et poursuivit d’une voix câline:
«Oui, tu m’aimes. Oh! Ne parle pas;—je sais ce que tu vas me dire: tu n’aimes personne, tu es aimé. Tu es le Bien-Aimé, le Chéri, l’Idole. Tu as refusé Glycéra, qui avait refusé Antiochos. Dêmônassa la Lesbienne, qui avait juré de mourir vierge, s’est couchée dans ton lit pendant ton sommeil, et t’aurait pris de force si tes deux esclaves lybiens ne l’avaient mise toute nue à la porte. Callistion la bien-nommée, désespérant de t’approcher, a fait acheter la maison qui est en face de la tienne, et le matin elle se montre dans l’ouverture de la fenêtre, aussi peu vêtue qu’Artémis au bain. Tu crois que je ne sais pas tout cela? Mais on se dit tout, entre courtisanes. La nuit de ton arrivée à Alexandrie on m’a parlé de toi; et depuis il ne s’est pas écoulé un seul jour où l’on ne m’ait prononcé ton nom. Je sais même des choses que tu as oubliées. Je sais même des choses que tu ne connais pas encore. La pauvre petite Phyllis s’est pendue avant-hier à la barre de ta porte, n’est-ce pas? Eh bien, c’est une mode qui se répand. Lydé a fait comme Phyllis: je l’ai vue ce soir en passant, elle était toute bleue, mais les larmes de ses joues n’étaient pas encore sèches. Tu ne sais pas qui c’est, Lydé? une enfant, une petite courtisane de quinze ans que sa mère avait vendue le mois dernier à un armateur de Samos qui passait une nuit à Alexandrie, avant de remonter le fleuve jusqu’à Thèbes. Elle venait chez moi. Je lui donnais des conseils; elle ne savait rien de rien, pas même jouer aux dés. Je l’invitais souvent dans mon lit, parce que, quand elle n’avait pas d’amant, elle ne trouvait pas où coucher. Et elle t’aimait! Si tu l’avais vue me prendre sur elle en m’appelant par ton nom!... Elle voulait t’écrire. Comprends-tu? Je lui ai dit que ce n’était pas la peine...»
Démétrios la regardait sans entendre.
«Oui, tout cela t’est bien égal, n’est-ce pas? continua Chrysis. Tu ne l’aimais pas, toi. C’est moi que tu aimes. Tu n’as même pas écouté ce que je viens de te dire. Je suis sûre que tu n’en répéterais pas un mot. Tu es bien occupé de savoir comment mes paupières sont faites, combien ma bouche doit être bonne et ma chevelure douce à toucher. Ah! combien d’autres savent cela! Tous ceux, tous ceux qui m’ont voulue ont passé leur désir sur moi: des hommes, des jeunes gens, des vieillards, des enfants, des femmes, des jeunes filles. Je n’ai refusé personne, entends-tu? Depuis sept ans, Démétrios, je n’ai dormi seule que trois nuits. Compte combien cela fait d’amants. Deux mille cinq cents, et davantage, car je ne parle pas de ceux de la journée. L’année dernière, j’ai dansé nue devant vingt mille personnes et je sais que tu n’en étais pas. Crois-tu que je me cache? Ah! pour quoi faire! Toutes les femmes m’ont vue au bain. Tous les hommes m’ont vue au lit. Toi seul, tu ne me verras jamais. Je te refuse, je te refuse! De ce que je suis, de ce que je sens, de ma beauté, de mon amour, tu ne sauras jamais, jamais rien! tu es un homme abominable, fat, cruel, insensible et lâche! Je ne sais pas pourquoi l’une de nous n’a pas eu assez de haine pour vous tuer tous deux l’un sur l’autre, toi le premier, et ta reine ensuite.»
Démétrios lui prit tranquillement les deux bras, et, sans répondre un mot, la courba en arrière avec violence.
Elle eut un moment d’angoisse; mais soudain serra les genoux, serra les coudes, recula du dos et dit à voix basse:
«Ah! je ne crains pas cela, Démétrios! Tu ne me prendras jamais de force, fussé-je faible comme une vierge amoureuse, et toi vigoureux comme un Atlante. Tu ne veux pas seulement ta jouissance, tu veux la mienne surtout. Tu veux me voir aussi, me voir tout entière, parce que tu me crois belle, et je le suis en effet. Or la lune éclaire moins que mes douze flambeaux de cire. Il fait presque nuit ici. Et puis ce n’est pas l’habitude de se dévêtir sur la jetée. Je ne pourrais plus me rhabiller, vois-tu, si je n’avais pas mon esclave. Laisse-moi me relever, tu me fais mal aux bras.»
Ils se turent quelques instants, puis Démétrios reprit:
«Il faut en finir, Chrysis. Tu le sais bien, je ne te forcerai pas. Mais laisse-moi te suivre. Si orgueilleuse que tu sois, c’est une gloire qui te coûterait cher, que refuser Démétrios.»
Chrysis se taisait toujours.
Il reprit plus doucement:
«Que crains-tu?
—Tu es habitué à l’amour des autres. Sais-tu ce qu’on doit donner à une courtisane qui n’aime pas?»
Il s’impatienta.
«Je ne demande pas que tu m’aimes. Je suis las d’être aimé. Je ne veux pas être aimé. Je demande que tu t’abandonnes. Pour cela je te donnerai l’or du monde. Je l’ai dans l’Égypte.
—Je l’ai dans mes cheveux. Je suis lasse de l’or. Je ne veux pas d’or. Je ne veux que trois choses. Me les donneras-tu?»
Démétrios sentit qu’elle allait demander l’impossible. Il la regarda anxieusement. Mais elle se reprit à sourire et dit d’une voix lente:
«Je veux un miroir d’argent pour mirer mes yeux dans mes yeux.
—Tu l’auras. Que veux-tu de plus? Dis vite.
—Je veux un peigne d’ivoire ciselé pour le plonger dans ma chevelure comme un filet dans l’eau sous le soleil.
—Après?
—Tu me donneras mon peigne?
—Mais oui. Achève.
—Je veux un collier de perles à répandre sur ma poitrine, quand je danserai pour toi, dans ma chambre, les danses nuptiales de mon pays.»