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— Mais sacré nom d’ Dieu, qu’est-ce tu peux fiche : t’es aveugle comme un kilo de beurre ! s’égosille l’impulsif bonhomme.

Pour gémir aussitôt de son étourderie.

Moi, ficelle comme pas douze, vous parlez si je la mets à profit.

— Tout à l’heure tu me jurais que je ne l’étais pas, laissé-je tomber d’une voix misérable.

Je l’entends ouvrir une armoire de fer grinçante.

Quelque chose de flasque m’atterrit sur l’épaule.

— Bon, v’là ton calbuche… Ton futal ! Ta limouille ! Et pis v’là ta vestouze. Et tes nougatières ! Tu mets des chaussettes ? Ouais sûrement, un chichiteur pareil ! Moi, dans ce patelin je pourrais pas supporter. Faut que mes orteils elles s’épanouissent, car la chaleur dilate les cors aux pieds, comme on dit dans le principe de Chimène.

Il continue de parler d’abondance, le cornard, manière de cacher sa honte. Il s’est fait trop mal en me traitant d’aveugle.

— Jockey, on va enquêter ensemble ! poursuit l’intarissable. Je t’emmènerai partout. T’auras qu’à me tenir par la manche. J’ te baliserai le parcours. Même si y’aurait un étron sur le trottoir je te préviendrais ! T’es content ?

— On verra, fais-je prudemment.

L’arrivée de Mme Bertrand risque de nous compliquer les choses.

— Eh quoi, que vois-je ! Il se rhabille ! Il veut partir ! proteste la vieillarde. Mais il n’a pas le droit ! Il lui faut le repos complet ! Je m’oppose ! Je vais prévenir le docteur Calbasse…

Je perçois un froissement d’étoffe, une bousculade, un gémissement.

— Toi, la guenon, écrase, ou je te termine ! mugit le Bovin. Puis, au ci-devant commissaire San-Antonio :

— Ça y est, paré ? Banco, chope mon brandillon et le lâche plus. Seulement je te préviens d’une chose, mon pote : inutile de me faire le coup de la pitié. T’as beau ne pas être aveugle, c’est moi que je commande !

CHAPITRE (SOMME TOUTE) CINQUIÈME

Je crois que si on tournait un documentaire sur le roi des cons en exil, faudrait braquer une caméra sur moi, en ce moment, mes loutes.

Il est coquinet, le San-A. Le paturon incertain, la main gauche balayeuse, avec des sursauts, des arrêts brusques, des hésitations sans cesse renouvelées…

Ah, c’est pas facile d’être aveugle débutant. Long va être l’apprentissage. Plein de bosses et de bleus. Je vais me péter le cigare plus souvent qu’à mon tour, espérez du peu ! Je me sens infiniment grotesque et vulnérable. Paumé, gaga. Comme disait une amie à moi : « Je donnerais bien dix années de ma vie pour être sûr de vivre encore vingt ans ! » Jamais je n’eus pareillement la notion de notre précarité. Un frelon contre une vitre, voilà ce que je suis devenu. Entouré de perfidies, me semble-t-il. De maléfices hautement mijotés.

Il m’arrive, parfois, de rêver que je suis aux agonies et promis à l’enfer. Tout est TERRIBLE. Tout est compromis : mon corps, mon âme. Je suis désormais voué aux pires affres morales et physiques. L’effroi me glace. Ça dure un bout de temps. Et puis, brusquement, mon tempérament reprend le dessus et je me résigne furieusement. Je décide que « et merde ! ». À compter de ce sursaut tout va mieux. Ma cuirasse est verrouillée. Là, c’est presque du pareil. Pour commencer je crierais de désespoir, de peur aussi. À trébucher d’un pas sur l’autre, à heurter tout, à décrire des embardées de marin par gros temps, je me considère vite comme un déchet de la société. Un être perdu. La sueur colle mes fringues à mon corps. J’ai le cœur en frénésie. La gorge bloquée. Un indicible malheur planté jusqu’en ma plus humble cellule.

— Vas-y molo, Gars. Attention, v’là un gros caillou, rabas-toi par ici…

Béru me pilote au mieux.

Au lieu de lui en savoir gré, j’enrogne. Je pense des invectives. Je voudrais insulter l’univers tout entier : le Gros, le soleil, une certaine idée de Dieu qui traîne en moi depuis l’enfance. Leur crier « chiasse », à tous. Leur expliquer qu’ils me courent, que je les hais. Je voudrais Félicie. Oh, ça oui… Me blottir contre ma vieille, la supplier de me guérir. Prendre sa main, comme à l’époque jadis où je ne marchais pas encore et circulais entre des falaises à pic. Je me dis qu’elle trouverait un moyen, M’man. Elle ferait quelque chose pour moi. J’ai besoin. Faut qu’on m’aide ! Qu’on me sauve.

Il a raison, Alexandrovitch : je devrais rentrer en France. Désormais ma besogne est finie. À moi les pensions, les décorations. Blessé grièvement en service commandé. Devenu aveugle pour avoir convoyé une saleté de caillou que des salopards ont voulu s’emparer en employant les grands moyens.

La colère me submerge. Si je les tenais, ces fumelards, aveugle ou non, je saurais leur jouer Ninette !

De cette rage sort une grande vague de courage. J’y puise la ténacité nécessaire. Tant qu’il sera vivant, il se rebiffera, San-A., mes frères. Il dira non à tout ce qui lui paraît inique, injuste, voire simplement mesquin.

— T’as l’air en pétard ? remarque Béru.

— Si tu étais à ma place, tu aurais peut-être du mal à ronger ton frein, Gros.

— À quoi ça sert de te bouillonner le raisin ?

— À me soulager.

— Bon, en ce cas, gêne-toi pas.

Nous déambulons dans les rues torrides de Kelbochibre.

— Où allons-nous, Chef ? demandé-je pour faire diversion.

— Au garage, chercher une chignole amphigourique, que j’ai retenue.

— Qu’appelles-tu une voiture amphigourique ?

— Mince, t’ignores le progrès, Sana. Tu sais : une auto qui roule sur l’eau aussi bien que sur terre ?

— Tu veux dire amphibie ? ricané-je.

Il s’arrête. Je connais sa figure à cet instant. Cette trogne couperosée, mafflue, hostile, avec de grands yeux jaunes et des lèvres peintes au beaujolpif de l’année.

— Écoute, dit-il. Faudrait pas perdre le contact av’c la réalité, Mec. J’ sus le boss, et s’agirait pas de me chahuter l’autorité en voulant me donner des leçons de français. Doré de l’avant, le français, c’est moi que je vais te l’apprendre, vu ?

— Hélas, entendu seulement, Gros, soupiré-je manière de lui ruiner le tonus. Entendu, mais pas vu ! Oh non, pas vu !

Il me pose la main sur l’épaule.

— Remarque, je dis pas que de temps en temps, tu me reprennes gentiment, lorsqu’on est entre quat’ z’yeux.

Je le foudroie pour le compte.

— Parle pas non plus de « quat’ z’yeux », Gros.

Il chiale.

* * *

La digue…

Le Dodu vient de couper le moteur et une odeur d’essence carbonisée se faufile dans mes narines sur la pointe des pieds.

— Ça se présente comment ? je demande.

— Comme annoncé à l’estérieur, mon pote. La jeep, la chenillette, un vide et l’aut’ chenillette.

— C’est l’emplacement du camion qui m’intéresse, allons examiner les lieux.

Il tousse âprement.

— Perds c’te manie de vouloir me commander, avertit le nouveau boss. J’aime bien conserver ma livre d’arbitre lorsque j’enquête en chef !

Je crois que, la chaleur aidant, ses prérogatives lui montent au cervelet. Les galons sont des échelons grâce auxquels les hommes escaladent d’autres hommes avec une furia d’écureuil en cage. Ils gravissent tous une échelle ronde, les hommes. Ils ascensionnent sur boucle, ces couillons. Suffit de les attendre. Ils te font « Ohé », de là-haut. Et puis ils continuent d’escalader et, ce faisant, se retrouvent avec le pif entre tes miches, sans comprendre.

Je me gausse carrément de la terrine du chef. Lui dis qu’il peut aller se faire obstruer chez les Grecs. Qu’il a une tête de chef de gare pour chanson impertinente. Qu’on l’imagine mieux en adjudant-chef ou en chef d’équipe. Et puis d’autres trucs encore moins gentils.