Il part. C’est la première fois que je reste seul depuis ma cécité. J’ai l’impression de me tenir sur un glaçon en train de fondre. Je n’ose remuer. Tout ce qui m’environne est hostile. Le Gravos fourgonne dans l’une des bagnoles. Puis il y a un grand « plouf ».
— Alexandre-Benoît ! m’égosillé-je.
— T’arrache pas les cordages, Mec, j’ sus là !
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je jauge. Y’avait un rouleau de cordes dans une chenillette. J’ai attaché une clé à molette au bout. Je viens de balancer l’outil dans le bouillon. Attends, je retire… Mouais, eh ben y’a pas un mètre de profondeur dans le marécage. Pour y faire disparaître un camion, faudrait d’abord le passer à la presse à emboutir.
— Et de l’autre côté ?
Re-plouf…
— Du kif, annonce mon « chef » un instant plus tard. Crois-moi, San-A. la seule esplication, c’est bel et bien le coléoptère géant.
— Bon, réfléchissons…
— Fais !
Il se remet à grignoter. Le bruit concasseur de ses mâchoires m’empêche de me concentrer.
— Que bouffes-tu ? m’impatienté-je.
— Un fruit du pays qu’un espèce de mage m’a vendu dans la rue, devant l’hosto. Ça ressemble à une noix et selon le gus ç’aurait des propriétés affreux-disiaques.
Il se marre :
— On verra bien !
— Béru !
— Présent !
— J’admets ton idée du grappin.
— Tu peux, mon pote. Elle est solide.
— Seulement, on ne soulève pas un camion comme un fer à repasser. Ça laisse des traces… Principalement des traces d’huile. Examine bien le sol.
Pluto part en chasse. Son super-pif balaie la route comme l’embout d’un aspirateur, et en produisant un plus gros ronflement.
— Y’en a ! jubile tout à coup le Mammouth. Y’en a ! Qu’est-ce qu’avait vu juste, hein ? Une vache traînée d’huile. Et je vas te dire… Sur l’eau du marais, la traînée se continue. Ils sont partis par là, à droite…
— Donc, en direction de l’ouest ?
— Ça se peut, moi j’sus pas fortiche pour repérer l’ouest. Le nord, le sud, ça boume, je les trouve recta. L’est aussi à la rigueur. Mais je me fous toujours d’dans avec l’ouest. T’avoueras que c’est une vraie pistouille, non ?
— Gros, interromps-je, sans prendre le temps de compatir, si mes souvenirs sont exacts, à environ deux kilomètres d’ici, la digue s’infléchit par suite d’un affaissement et la route se trouve au ras de l’eau, non ?
— Fectivement, t’as bonne mémoire.
— Allons-y en marche arrière et mets ta caisse à la baille. Ensuite nous reviendrons ici, puis tu prendras à travers le marécage en suivant les traînées oléagineuses.
— Qu’entends-tu par olé… ola… ?
— Les traces d’huile, quoi !
— Je vois pas où que ça pourrait nous embarquer, décrète monsieur l’Inspecteur Principal. On en repérera p’t-être sur une deux centaines de mètres, ensuite elles cesseront.
— Elles ne cesseront pas si vite, couillon. Y’a beaucoup d’huile dans un carter de B. M. C. et ce véhicule n’était pas de la première fraîcheur.
— D’accord, mais une fois qu’ils l’auront eu remonté dans leur carlingue…
— Parce que tu t’imagines qu’on peut loger un camion de quinze tonnes dans un hélicoptère, toi ? C’est déjà inouï que le mystérieux appareil ait pu le soulever du sol…
Mon ami a cette réplique pertinente :
— Des gars capables de vous interpréter une fin du monde ont des moyens que t’timagines seulement pas, San-A.
Ma décontenance est de courte durée. La logique l’emporte.
— Soit, mais réfléchis : ils voulaient quoi ? Le diamant. Le vieux camion, tu parles s’ils s’en tambourinent… Ils ont embarqué le tout parce qu’ils n’avaient pas assez de liberté de manœuvre sur cette digue étroite pour dégager le bloc de la cabine du B.M.C. Le camion, en ce moment, il est quelque part sur la terre ferme, sûrement pas très loin d’ici… Vide, bien entendu.
— Alors pourquoi ils auraient joué la difficulté en attendant que vous fussiez de nuit, sur la digue ? Le caillou se trouvait sur la terre ferme avant votre départ…
— Je crois piger.
— Môssieur a de la chance.
— Ils avaient bien l’intention d’embarquer la pierre depuis son lieu d’origine. Seulement, pour réussir ce coup-là, ils leur fallait agir de nuit, par surprise. N’oublie pas que nous disposions de mitrailleuses. En plein jour, on aurait vu ce qui se passait et on aurait réagi durement.
— Bien, admettons, alors ?
— Je vois les choses ainsi, attaqué-je…
Le terme me meurtrit. Va falloir corriger son vocabulaire. Abandonner les « je vois », les « et mon œil ? », les « quand je regarde les choses en face », etc… Ça fait trop bête, trop triste.
Trop pitié.
Et pourtant il est vrai que « je vois » les événements.
Une bande organisée apprend l’existence de ce fabuleux diamant. Elle a confirmation du fait en torturant ceux-là mêmes qui l’ont découvert. Seulement, quand elle est affranchie, il est trop tard pour risquer un coup de force banal : la gemme est déjà gardée par une petite armée de mercenaires bien équipés.
La bande en question doit donc déployer et employer les grands moyens. Elle s’organise. Ça prend du temps. Lorsqu’elle se pointe sur les lieux, de nuit, il est trop tard, je suis déjà arrivé et j’ai fait lever le siège ! Sachons interpréter convenablement les faits… Ce fameux roulement de tonnerre dans le lointain, par quoi tout a commencé, eh bien mes frères, je vous parie la gueule de bois de votre grand fils contre la jambe de bois de mon grand-père que c’était un début d’opération sur le camp du Zobmastar où les assaillants nous croyaient toujours en bivouac. Lorsque les projos infernaux sont entrés dans la danse, ces messieurs ont constaté que nous avions vidé les lieux. Alors ils se sont élancés au-dessus de la digue et nous ont rejoints.
Même exposée à un Bérurier bas de pafond, cette hypothèse reste valable.
À preuve, il l’avalise (diplomatique).
— Je reconnais quand tu mets dans le mille, Gars, convient mon estimé compagnon, et là je pense que tu tiens fectivement le bon topo.
Justice m’étant rendue, le v’là qui repart à grignoter ses noix à la noix.
CHAPITRE (VIRTUELLEMENT) SIXIÈME
Comme votre belle-mère vous le rappelait l’autre jour en confectionnant des pommes frites : la densité de l’huile est inférieure à celle de l’eau, ce qui lui permet de flotter sur cette dernière. C’est très commode pour repérer les sous-marins français qui se hasardent à plonger et les bancs de sardines Amieux.
Dans le cas présent, la méthode s’annonce infaillible. Une fois opérées les manœuvres de mise au marais de l’auto amphibie, c’est un jeu pour le commandant Béru que de jouer les petits Poucet (ou plus exactement les gros Poussah, comme dirait un ramasseur de magots). Il va de flaque en flaque, tel un canard en vadrouille. La calandre de notre véhicule fend des touffes de nénuphars tathmaziziens avec un bruit gluant comme celui d’une éventration. Sur l’eau pestilentielle, le soleil frappe plus durement que sur la terre ferme. Des moustiques sans oreilles (ventre affamé, etc…) nous harcellent, sirènes bloquées. Un beurre, quoi ! Une aubaine pour eux !
— Tu continues de voir des taches ? questionné-je âprement.
Le Gros répond par des grognements affirmatifs.
De temps à autre il se gifle pour écraser une bestiole.
— Si on réfléchit bien, murmure-t-il après des infinités de silence, ça rime pas à grand-chose notre vadrouille sur cette merdouille. Il est prouvé que les petits dégourdis ont t’utilisé un avion aérien quéconque. Ça fait deux jours de ça. Et nous, on les course à dix à l’heure dans un marais où qu’on risque de se paumer ! Des auxquels qu’on raconterait la chose, ils nous conseilleraient à chacun un bon bain de pieds de moutarde.