— C’est très aimable à vous, remercié-je, mais nous sommes pressés. Nous faisons partie de la commission d’enquête chargée d’élucider les événements de l’autre nuit, vous devez être au courant ?
Il fait un bond.
— Comment pourrais-je ignorer l’horreur de cette profonde nuit, monsieur. Elle a failli me ruiner.
— Vous ruiner !
— Six de mes bêtes ont eu la chair de poule et je vais devoir vendre leurs peaux pour de l’autruche. Ce fut terrifiant ! Vous ne pouvez pas savoir !
— Si, grommelle Sa Majesté : il peut !
Mais l’éleveur continue :
— Au début, nous avons cru à un orage, ce qui nous surprenait beaucoup. Un orage formidable… Des clartés aveuglantes — vous m’entendez bien ? A-veu-glantes déchiraient le ciel. Un bruit abominable nous faisait saigner les oreilles. La folie, monsieur ! L’Apocalypse !
Béru m’apprend qu’il se signe à l’envers, car, vous ne l’ignorez pas, les Tathmaziziens, tout comme les Arabes, écrivent de droite à gauche.
— En dehors de ces faits étranges, cher monsieur, demandé-je, avez-vous remarqué quelque chose, consécutivement au phénomène sus-mentionné ?
— Oui, j’ai remarqué, et tous mes camarades crocodileurs avec moi…
— Qu’avez-vous remarqué ?
— Un énorme obus dans le ciel. Il ne s’agissait pas d’une soucoupe volante, mais d’un cigare volant. Il était lumineux du dessous et se déplaçait sans bruit ou presque. À peine un léger ronron, comme dit mon ami Kanigoû.
— Vous êtes certain qu’il ne s’agissait pas d’un avion ?
— Absolument certain. C’était un engin extra-terrestre.
Foutre Dieu, ce garçon m’a l’air singulièrement évolué pour un berger de crocodiles. Je lui fais compliment de son érudition et il rit franchement.
— Je suis un autodidacte, monsieur. Les journées sont longues lorsque nos troupeaux de crocodiles traversent la saison des pleurs. Alors, pour occuper mon temps je me suis abonné à L’Express et je le lis maintenant dans le texte. Si je vous disais que je comprends tout, y compris les articles de M. Jean-François Revel.
— Cher ami, lui dis-je, vous êtes confondant. Et pouvez-vous nous préciser dans quelle direction se dirigeait l’engin en question ?
— Il piquait droit vers la mer, répond spontanément l’aimable indigène. De toute évidence, il avait mis le cap sur Mékouyanbar, notre port de pêche.
Je tente de rassembler mes souvenirs géographiques.
— Mékouyanbar est le nouveau nom de Fort-Dekaffé, n’est-ce pas ?
— Exact.
— La ville-pôle de la sécheresse, si mes souvenirs sont valables ?
— Effectivement, l’hygromètrie y est quasi nulle, déclare notre savant interlocuteur : un millimètre tous les 853 ans, selon les dernières statistiques.
— Le plus court chemin pour y aller ?
— La ligne droite ! Vous obliquez à gauche, longez les côtes de l’île Alig et cherchez à l’ouest le point de l’horizon marqué d’une encoche, c’est là !
— Il faut combien de temps pour s’y rendre ?
— À pied, trois ans, avec votre véhicule une demi-journée.
Nous remercions effusionnément cet homme précieux, lui demandons son numéro de boîte postale et lui promettons de lui envoyer une carte postale représentant la Tour Eiffel sitôt rentrés à Paris.
Il est des services qui n’ont pas de prix.
CHAPITRE (THÉORIQUEMENT) SEPTIÈME
J’ignore si vous êtes déjà allés à Mékouyanbar.
Ça m’étonnerait car vous n’avez pas la tête à ça. Vous autres, aventuriers de la Costa Brava, vous les Magellan de la Côte d’Azur ! Les Jacques Cartier du Finistère, les Colomb-bains de l’Adriatique, si vous n’avez pas un palmier en point de mire et un restaurant Bonaccueil à portée de la soif, vous ne vous hasardez pas. Vous timorez du Kodak, les gars. Sur vos photos de vacances, y’a toujours un monument t’aux morts ou une nappe à petits carreaux. Ou bien, y’a rien. Tenez, je me rappelle d’une fois que je draguais à Santa Cruz de Ténérife dans la vieille ville aux immeubles baroques, un couple de touristes teutons… Les Canaries, y’a que du chleuh : le jour qu’on voudra bousiller la moitié de la population allemande, y’aura qu’à lâcher une bombe H sur les Canaries entre Noël et le Jour de l’an. Donc, mes deux choucrouteurs s’entre flashaient à tout va. Et savez-vous ce qu’ils avaient choisi comme toile de fond ? Un mur blanc ! Vous m’entendez ? Un grand mur éblouissant ; je jure ! Bétites fotos souvenir ! Voyage enchanteur aux îles enchantées ! La mère Gretta, rose-cochon dans son bermuda et son chemisier à fleurs, avec son chapeau de paille espago, ses lunettes de soleil de vingt centimètres de diamètre… Un mur bianco, virginal ! Cru comme l’écran servant aux clichés anthropométriques. Commentaire pour les copains de Frankfurt ? « Nous à Ténérife. » Sans plus ! Nous à Ténérife ! Ah, les bœufs ! Eux, dans leur connerie, ça oui, toujours, bien fidèlement ! Eux, en pleine saloperie ! Eux aux chiottes ! Eux, morts ! Tels qu’en EUX-mêmes. Eux, œufs ! Heu heu ! Viande avariée, si combien ils savaient ! Qu’à peine morts les voilà tout noirâtres de l’extérieur, comme si enfin leur intérieur faisait surface ! Dégoûtation, va ! Je m’y habituerai jamais à ces salauds d’hommes. À force, j’ sais plus où m’aller cacher pour ne plus les voir. Ermite ? D’accord, mais avec qui ? Faut être au moins deux pour être bien seul. Si t’es seul seul, t’es plus seul. Y’a toi ! Tu te tiens compagnie. Tandis qu’avec un autre, fatalement te voilà absent, expulsé ! L’autre te chasse et ne te remplace pas.
Vers le milieu de l’afternoon nous atteignons donc le port de Mékouyanbar.
Oh ! l’étrange ville !
D’après Béru, elle est invisible. C’est un mirage à l’envers. Un mirage, tu vois et ça n’existe pas. Là, tu vois rien mais ça est ! Les maisons sont toutes sous terre à cause de la chaleur. Rien ne les signale à l’attention du voyageur ; si ce n’est le sol où l’on a peint paraît-il (et non pas pins parasols, hélas) le tracé des rues, le numéro des immeubles et les panneaux de signalisation. Peu de gens en surface. Ils circulent sous des parapluies blancs en respectant les passages cloutés. Dès notre arrivée nous avons maille à partir avec la police. Un Noir accroupi sous un large képi nous siffle ! On s’arrête. Il vient à nous d’un pas fatigué. Toujours selon le Gros, il a l’œil mauvais et la bouche comme une paire de gants de boxe accrochés à un clou.
— Ça vous amuse ? il nous abrupte.
— Quoi donc ?
— Vous circulez sur le toit de la préfecture !
On se fait expliquer le comment du sortilège et le flic nous rancarde sèchement.
— Ça fera cent bananes d’amende ! conclut-il.
On plaide non-coupable.
— Nous ne sommes pas d’ici, monsieur l’agent.
— Qui me le prouve ?
— Nos papiers, tenez !
— Je ne sais pas lire…
— Alors notre couleur de peau, si vous voulez bien nous considérer attentivement, vous vous apercevrez que nous sommes blancs.
— Je suis daltonien !
Décidément, ils sont vachement incommodes les poulardins de Mékouyanbar.
J’ai une inspiration :
— Nous sommes des confrères à vous, mon ami. Nous enquêtons au sujet du cigare volant de l’autre nuit, vous avez dû en entendre parler, car la police sait tout. Une prime de mille bananes est offerte à qui pourra fournir des indications à ce sujet !