— Oui.
— T’es sûr ?
— Absolument certain.
Mon ami respire profondément, comme pour déblayer des miasmes encombrants.
— Écoute, mon petit Ali, soupire-t-il. T’es sympa, bien élevé et pas tellement noir pour un nègre, alors on va s’entendre. Étudie-moi un prix concurrentiel et je te les prends toutes les six.
— Pas la plus vieille, répond Ali. C’est ma grand-mère.
— On dirait des nez-nus-phares ! dit Bérurier.
— Ce ne sont pas des nénuphars ! assure Ali.
— Ou bien des algues ?
— Ce ne sont pas des algues…
Nous sommes presque stoppés. La pirogue divague sur de vagues vagues.
— Alors, bon Dieu, de quoi s’agit-il ? m’emporté-je.
— De caoutchouc ! répond le naufrageur… Du caoutchouc renforcé…
Il en repêche et me tend une grande chose flasque, ruisselante qui, vaguement, au toucher, me fait penser à une vessie à glace sans glace.
— Il y en a beaucoup ?
— C’en est plein !
— Les morceaux ont tous le même format ?
— Oh non, il y en a de beaucoup plus grands…
— Je crois comprendre, déclare Bérurier. Un ballon, mon petit gars. Y z’ont opéré av’c un ballon dirigeable. Mais le ballon a esplosé au-dessus de la mer pour des raisons dont auxquelles je me perds en suppositions.
— Ramassez d’autres débris, pour l’expertise, conseillé-je.
— Espertise mon c… Ça donnera quoi ? rebuffe l’Ignoble.
— Le nom du fabricant et, partant, avec un peu de chance, celui de l’acheteur.
Le Gros ricane.
— Si tu voudrais mon avis, bien qu’en ma qualité de chef absolu j’soye pas tenu de te le donner, l’acheteur, il a engraissé les poissons du voisinage depuis l’esplosion du ballon. M’étonnerait, compte tenu de la distance de la côte, que les passagers aient pu se rapatrier à la nage. Surtout après le valdingue qui z’ont dû se payer ! Mince, devine ce que j’aperçois ? Une roue, mec ! Une roue de camion… Comme quoi j’ai vu juste. Tu comprends, leur appareil à imiter la fin du monde a dû avoir une foirure quéconque, ça a fait éclater le dirigeable. Tout s’est englouti dans la flotte. En ce moment, y’a au-dessous de nous un diam’ de deux tonnes qui fait tirer la langue aux sirènes. C’est à Cousteau de jouer. Dis, pour ma première enquête, admets que j’ai fait des étincelles, non ? En pas quelques heures, moi, Bérurier, j’ai retrouvé le magot !
— La chance et le génie sont tes alliés, Alexandre-Benoît. Tu iras loin !
— Je crois, enconvient-il. Si seulement je pouvais détriquer un peu… Je me demande comment je vais me présenter devant le Vieux pour recevoir ses gratulations, avec une pareille arbalète. Enfin, j’sus engénieux et je trouverai bien le moyen de me déguiser Popaul en courant d’air, d’ici là.
CHAPITRE (EN FAIT) NEUVIÈME
La trouvaille du Gros doit être miraculeuse (à moins qu’il ne soit guéri) — toujours est-il qu’il est d’apparence rigoureusement normale lorsque nous déboulons chez le Dabe.
Auparavant, Béru est allé chez lui enfiler son complet sombre et sa femme avant de se présenter devant son chef suprême. Que je vous apprenne encore : il s’est rasé. Un peu de brillantine dans ce qui lui reste de tifs et voilà un bonhomme en passe (magnétique) de devenir commissaire. Seules fausses notes dans cette gravure de mode : des ecchymoses qui gervaisent[18] sa face de boulimique assouvi. Tout cela, je l’apprends par les exclamations complimenteuses du Vieux.
— Vous dûtes vous battre ? s’inquiète ce dernier en désignant les hognons[19] du Mastar.
— Sifflet, m’sieur le directeur, je dûtes, gazouille l’Abominable.
— Avec qui vous colletâtes-vous, mon bon ?
— Je me collationnâte avec ces fumiers de douaniers tathmaziziens à propos de quéques babioles dont ils refusèrent que j’esportasse et qu’ils ne voulussent point me rembourser de noroît et de surcroît, m’sieur le directeur.
— Quel genre de produits, Bérurier ?
Le Dodu observe un petit silence gêné.
— Pfoff, cinq femmes que j’avais achetées à leur mari pour une bouchée de pain et dont je voulais ramener en France où ce que la main-d’œuvre devient introuvable quand on veut une bonne à tout foutre. Mais les gabelous de là-bas ne se sentent plus plisser depuis qu’y z’ont l’indépendance. Y croyent que ça fait civilisé de réclamer des passeports pour cinq radasses que leurs parents se balançaient encore par la queue dans les cocotiers y’a pas si longtemps…
— Ma parole, vous êtes ségrégationniste, Bérurier ! reproche doucement le Vioque (mais sans animosité).
Le Mafflu branle son chef (le sien propre, et non celui qui se tient de l’autre côté du burlingue). Bien que ne le voyant pas, je sais qu’il agite la tête car il a de l’arthrite.
— Un peu, fait le cher Alexandre-Benoît, en réponse à la remarque de notre éminent chef, mais ça va mieux depuis que je porte un Rasurel.
J’ai déjà fait au Vénérable le récit de notre équipée. Il a donné des instructions et une équipe hautement spécialisée de scaphandriers mariés à des femmes-grenouilles est en route pour explorer les fonds marins au large (et au long) de Mékouyanbar.
— Bon travail, mes enfants, nous dit-il. Vous serez récompensés selon vos mérites. La demande d’avancement de Bérurier est déjà sur le bureau de monsieur le ministre ; quant à vous, mon pauvre ami…
Il renifle un pleur.
Depuis que me voici aveugle, je suis devenu son « pauvre ami ». En attendant d’être « son pauvre vieux ». Puis d’être promu à tous les jamais : « ce pauvre San-Antonio ».
— Quant à vous, mon pauvre ami, j’ai la satisfaction de vous annoncer une bonne nouvelle : la Légion d’honneur, pas moins ! Et attendez, attendez… C’est monsieur le Président de la République en personne qui vous décorera dans la cour, en présence de tous vos camarades. Votre nom restera gravé dans toutes les mémoires et pendant de longues années[20] vous servirez de modèle à cette maison dont vous aurez été l’un des plus beaux fleurons.
— Amen ! lâché-je avec quelque impertinence.
Le Vioque a un léger clapement de langue agacé. Que tu sois aveugle ou extra-voyant, faut pas lui chahuter le respect : il déteste.
— Vous avez quelque objection à formuler, San-Antonio ?
— Une question à poser, Patron.
— Allez-y, mon pauvre ami.
— Si je comprends bien, désormais, pour moi, c’est retraite anticipée, pension, décoration et imparfait. Bref : j’ai été San-Antonio ?
Il toussote. Je sens qu’il regarde Béru.
Je sens que Béru lui adresse des mimiques.
Je sens que je commence d’emmerder.
D’être plus qu’inutile : de trop !
— Que voulez-vous dire, mon pauvre vieux ?
Qu’est-ce que j’annonçais, à peine plus avant, hmm ? Son « pauvre vieux ». Déjà. En plein…
— Je veux dire qu’on n’a plus besoin de moi. Je deviens une image qui va jaunir très vite.
— Écoutez, mon pauvre vieux, vous devez bien comprendre qu’après cette chose dramatique… Nous faisons un métier dangereux, vous le savez mieux que quiconque… Comment un garçon privé de la vue pourrait-il continuer de…
« Mais rassurez-vous. Vous resterez un technicien parfait que ses camarades ne manqueront pas de consulter chaque fois que des questions épineuses les laisseront perplexes.
Je frappe sa table du poing.
Du moins, veux-je. Hélas j’ai mal évalué les distances et ma main choit dans le vide. Ah, mes aminches, quelle vache épreuve ! Cette confiture de ténèbres, je commence à ne plus pouvoir la digérer.
18
Ne cherchez pas à comprendre, c’est moi qui me fais des gâteries. D’ailleurs vaut mieux que vous ne compreniez pas car çui-là il est par trop minable. Quand je suis seul, je fais flesh de tout boa, comme disent les Anglais.