Выбрать главу

— Patron ! déclaré-je, j’entends continuer de travailler. Certes je suis durement handicapé. Mais avec l’aide de Béru ou de Pinaud, je peux encore fonctionner et être utile.

Re-toussotement du Tondu.

— Voyons, mon pauvre San-Antonio…

Ça y est ! N’avais-je pas « vu » juste ? En quelques répliques je suis déclaré « pauvre San-Antonio » à part entière.

— Ce que vous demandez là est impossible. Jamais, au grand jamais on n’a vu dans nos rangs un…

— Un aveugle ?

Il se tait.

Béru en profite pour parler.

— Patron, déclare mon ami d’une voix grasse, sinistre et martelée, si vous virez San-A, je vous cloque ma démission, et probablement Pinaud de même. Ensemble on ouvrira une agence de police privée qui nous remplira les comptes en banque. Et on deviendra tellement réputés que d’ici pas deux ans, personne à Paris saura qu’il existe encore une police officielle !

Fureur du Dabuche.

— Bérurier, je vous prie ! Comment pouvez-vous parler ainsi alors que votre promotion est sur le bureau du ministre ?

— Si elle y serait, qu’elle y reste ! Il s’en servira pour mettre la coquille des œufs durs de son casse-croûte !

Le Vieux n’a pas le temps de piquer sa crise.

Une volée de boutons de braguette lui part dans la frite.

Le Mahousse égosille :

— Mince, mon bandage vient de flancher et mon futal a explosé, San-A. Je m’étais pourtant arrimé zézette à la jambe avec une grosse sangle de toile !

* * *

Sitôt que le taxi a stoppé, l’odeur de notre jardin me parvient. Un parfum de glycine et de terre fraîche, avec, insidieuses, des fragrances de poireaux et de cerfeuil.

Et puis il y a le glou-glou mélancolique de la petite pièce d’eau moussue. J’ai beau être aveugle, j’en sais la couleur exacte. Elle est à jamais imprimée dans ma mémoire.

Le chauffeur me remercie pour le pourliche. Il descend et retire ma valoche de la malle.

— Tenez, monsieur.

J’avance la main. Un peu trop à droite. Suffit de ramer un peu pour trouver la main poilue du bonhomme et la poignée de cuir de mon bagage.

— Ah, excusez, balbutie le taxi, je n’avais pas remarqué.

Ça me donne une idée. Il « n’avait pas remarqué ». Donc, on ne s’aperçoit pas de ma cécité de prime abord. Bon à savoir, ça. Je vais faire comme si de rien n’était pour Félicie. Je connais si parfaitement notre petit univers… La hauteur de chaque poignée, la place de chaque siège, le coin de tapis qui « rebique », le carreau branlant dans le vestibule…

Tout. Il fait bon être aveugle, chez nous. C’est un plaisir…

Je pousse la porte. Elle grince en la mineur. Le gravier craque sous les pas. C’est à mi-parcours que se situe la pièce d’eau, au milieu d’un arrondi bordé de buis qui sent un peu le cimetière en automne. Par-dessus, il y a une tonnelle avec de la vraie vigne, un peu étiolée. Cette vigne produit un raisin rachitique dont les grains ne sont pas plus gros que des grains de sureau. Chaque année je me fais un devoir d’en manger. Il est acide et tout en peau. Les oiseaux eux-mêmes n’en veulent pas. Je le bouffe parce qu’il me fait penser à mon enfance. J’ai, par certain côté, la vocation du pèlerinage.

— Antoine ! s’écrie Félicie depuis notre seuil.

Je me dis :

— À toi de bien jouer, mon grand. De la décision, de la désinvolture, de l’audace !

— Bonjour, M’man !

Encore six pas. Je sens le paillasson de fer sous mes pieds. Chez nous, on a deux paillassons. Un en fer qui fait râcloir, un autre en crin pour se fignoler la godasse. Je me laisse aller à l’automatisme de l’habitude. Surtout ne pas penser à la position des objets. Lorsqu’on pilote une voiture, la manœuvre est machinale. Tu ne dis pas : « La je vais rétrograder en seconde. » Tu le fais. Tu décides inconsciemment de freiner, de serrer ta droite, de mettre ton clignotant. Bon, en ce moment faut que je songe à autre chose. L’odeur de Félicie. La tiédeur de son souffle. Je sais à quelle hauteur précise se trouvent ses épaules. Je la prends par le cou. Je l’embrasse. Après quoi, comme à chacune de nos retrouvailles, mon nez erre dans les fins cheveux blancs de ses tempes. On est deux vrais animaux, M’man et moi dans la tendresse. Un poulain et sa jument de mère. Besoin de se frotter. Le refuge, quoi. Une odeur d’étoffe neuve me surprend.

— T’as une nouvelle robe, dis donc !

— Oui, Mme Frémis me l’a livrée hier soir. Pourquoi l’ai-je mise ce matin ? On aurait dit que je te sentais, non ?

— Bien sûr que tu me sentais !

— Elle te plaît ?

Je prends un peu de recul. Je feins de regarder de bas en haut.

— Elle est au poil.

— Tu ne la trouves pas un peu trop gaie ?

— Jamais trop gaie, M’man. Pourquoi voudrais-tu toujours t’habiller en sombre ?

— À mon âge…

— Justement. Laisse le sombre aux jeunettes.

On entre.

Magie des odeurs… Je bombe à la cuisine. Je soulève un couvercle de marmite. Je « regarde ».

— Mince, c’est plutôt moi qui sentais ce qui se mijotait ici, M’man ! Du lapin au vin blanc !

Ça devient une sorte de jeu doux-amer. Je joue à faire croire à M’man que je vois ! Vous croyez que je pourrai la berlurer longtemps ? Y’aura fatalement le pépin idiot qui fera tout craquer, non ? Au moment où je m’y attendrai le moins.

— Ma cousine de Chambéry a écrit. Lis, la lettre est épinglée au calendrier des postes.

Je vais la prendre. Pas la moindre fausse manœuvre.

Mes gestes restent souples, presque sûrs. Au toucher j’identifie le méchant papier à lettre de la cousine Marthe. Elle l’achète dans une petite épicerie des faubourgs et il sent la nouille moisie.

— Je la lirai dans ma chambre, M’man…

— Oh, lis tout de suite, il y en a vingt lignes, j’aimerais savoir ce que tu en penses, sa proposition est peut-être intéressante et elle voudrait une réponse d’urgence.

Je retire la lettre de son enveloppe. Je l’ouvre en priant Dieu de ne pas la tenir à l’envers. De toute manière je me place un peu en biais par rapport à Félicie.

Ça dure combien de temps, la lecture de vingt lignes ? Je grommelle des « Hmmm grrrr mouais » incertains. Ceux que se doit d’émettre un cousin Antoine auquel une vieille seringue pucelle de cousine Marthe de Chambéry fait une proposition.

Quelle proposition ? Soudain, si je puis m’exprimer ainsi, c’est le trait de lumière.

Sa bicoque… Depuis des années elle parle de la vendre en viager… Elle est seule, Marthe et ses revenus sont si minces… L’appel du pied. Toujours j’ai fait la sourde oreille. Moi j’aime assez Chambéry, ses éléphants, sa Roussette, ses arcades, ses vieilles rues qui racontent encore le Piémont. Mais la maison de la cousine Marthe, sans façon, je vous la fais cadeau ! Un vrai cauchemar, au fond d’une cour envahie par les matériaux d’un plombier. Quatre pièces superposées. Y’en a une par étage. Et ça pue le triste, le délabré, le vermoulu. Les peintures n’ont pas été refaites depuis le mariage des parents à Marthe, laquelle trotte sur ses septante ans !

Je plonge.

— Elle y tient, décidément ! fais-je négligemment en déposant la missive sur l’étagère, entre le pot marqué café et celui sur lequel est écrit thé en caractères chinois de chez Félix Pothin.

— Alors ? insiste Félicie.

— Qu’est-ce qu’on foutrait de cette bicoque horrible, M’man ?

Elle soupire :

— Oui, bien sûr…

Pour le coup, le sol s’affermit sous mes panards. Je caracole de l’argument.