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— Si encore sa masure se trouvait à la campagne, on pourrait la rebecqueter pour y passer des vacances. Mais au fond de son terrier qui pue la soudure et la ferraille… Je veux que ça n’est pas chérot. Seulement qui en voudrait, même réparé ? Je ne suis pas marchand de biens, et le commerce est un vieil ennemi à moi, tu le sais. J’achète toujours au prix maxi et je me fais un devoir de revendre à perte. Je vois pour mes bagnoles…

— À propos, coupe ma mère, le garagiste a téléphoné que ta voiture était prête, alors…

— Bon, bien, j’irai la chercher dès que j’aurai un moment, l’interromps-je.

Re-bise à Félicie.

— Je vais prendre une douche et passer des fringues de fainéant, ensuite je t’aiderai à mettre le couvert…

Une fois dans ma piaule je me laisse tomber sur le plumard et je pleure. Fallait bien que je craque, vous ne pensez pas ? C’est de me retrouver ici, chez nous. J’entrevois le futur… Cette vie végétative qui m’attend… M’man… Elle me fera la lecture, j’écouterai des disques. Pour voyager nous prendrons le train. Moi qui aime tant champignonner une pompe, merde ! Je vais me mettre à devenir une espèce de faux petit vieux, avec des marottes, des plaisirs tristes… Faudra qu’on se réorganise entièrement. Réagir à bloc. Tout vendre et acheter une propriété à la campagne. Qu’au moins j’aie la possibilité de renifler l’herbe fraîche, d’entendre se répondre les coqs et hurler les chiens… Peut-être que la cambrousse aura un effet réconfortant.

Je perçois le pas feutré de ma brave femme de mère dans l’escalier. Vite je me redresse, j’essuie mes pleurs.

Jadis, m’arrivait de chialer dans ma chambre à cause d’une punition subie à l’école et que je passais sous silence. La taire me faisait plus mal que le châtiment lui-même. Chaque fois y’avait ce pas de M’man dans l’escadrin. Vite je me refaisais une devanture. Elle entrait. Elle restait un instant dans l’encadrement et finissait par murmurer :

— Allons, qu’est-ce qui ne va pas, Antoine ?

Elle frappe.

— Je peux venir, mon Grand ?

Son grand répond que oui. Je me mets à déballer ma valoche sur le lit pour cacher mon trouble.

— Tu veux que je t’aide ? propose Félicie.

Sans croire à mon acceptation, car elle connaît ma marotte à propos des bagages. J’ai horreur de les « faire », par contre, inexplicablement, je ne laisse à personne le soin de les défaire.

— Penses-tu…

— Tu es content d’être rentré ?

— En voilà une question ! Pourquoi me demandes-tu ça ? J’ai pas l’air heureux ?

Elle prend place dans mon fauteuil. Il gémit du dossier et l’un de ses accoudoirs remue.

— Antoine, chuchote-t-elle si bas qu’il faut l’ouïe exercée d’un aveugle pour percevoir cet appel.

— Oui ?

— Viens…

Je sais. Je me mets à genoux devant elle. Je pose ma joue droite sur ses jambes. Sa main sèche mais douce me caresse le visage, lentement.

— Antoine, reprend Félicie, « ça t’est arrivé comment » ?

Je sursaute.

— Quoi donc, M’man ? Je ne comprends pas de quoi tu parles ?

Elle respire profondément.

— Écoute, mon chéri, Marthe ne parle pas de sa maison dans la lettre ; le garagiste a ramené ta voiture ici : elle est devant la grille et, pendant ton absence, j’ai retapissé ta chambre avec le papier uni que tu avais choisi. Alors explique-moi, ça t’est arrivé comment ?

CHAPITRE (TOUT BONNEMENT) DIXIÈME

Félicie tricote. Le petit duel de ses longues aiguilles me fait songer à des bretteurs. Les Trois Mousquetaires… Je voudrais revenir à l’époque où, pour la première fois, j’ai lu Les Trois Mousquetaires. Ça c’est un bouquin, un vrai. Qui t’emmène promener, qui te captive. De nos jours c’est râpé : on ne sait plus écrire de livres intéressants. Y’a plus que des recettes. La littérature d’évasion, c’est la cuisine sans peine de « Tante Laure ». Les mots y deviennent ingrédients. Les coups de théâtre sont des fonds de sauces tout prêts sur le coin du fourneau.

En fond sonore la radio transmet un concert de musique-mon-pot-de-chambre. Les violons y trémolent en trombe. Ça t’arrache les premières ficelles de l’emballage. Mais le paquet reste intact. Moi, j’allergise de plus en plus au violon. Menuhin ou Dugenou, ça reste crin-crin à mes oreilles. Le seul type, à mon avis, qui a vraiment su se servir d’un violon, c’est Arman (j’allais dire le peintre, je rectifie : le briseur). Lui, au moins, les violons il les coupe en deux, ou bien les écrase. Et alors, cet instrument devient vraiment artistique. Un Stradivarius revu et corrigé (d’importance) par Arman, c’est quelque chose. Le scieur vous l’offre (moyennant un paquet de millions).

Je sais bien que M’man me contemple tout en pénélopant. Lorsqu’elle n’a plus les yeux fixés sur son ouvrage, le cliquetis de ses épées ralentit quelque peu. Il devient plus calme, plus technique…

Ça fait deux jours que je suis rentré.

Ma nouvelle vie commence à se constituer, doucement. Tu casses un œuf dans du beurre chaud, lentement il se met à « prendre ». Il épaissit, change de couleur et de consistance. Je suis en train de devenir un œuf-au-plat, mes fils.

Tous les matins, à la même heure, je reçois un coup de tube de Béru.

— Salut, Mec, rien de nouveau côté mirettes ?

— Non, rien.

Il soupire. Puis, d’un ton pénétré, mais où je sens son incrédulité :

— Te casse pas le bol, ça reviendra.

— Ben voyons… Et toi, la tricotine ?

— Le chapitre haut du cirque Amar, mon pote ! J’ai ramoné seize fois Berthy dans la journée d’hier et fait une fleur à not’ vieille concierge dans l’escalier, pendant qu’elle balayait. Ça commence à se savoir dans le quartier. Les bergères me matent droit au bouc-office et je leur sens des languisseries dans le circuit. Hier tantôt, la bouchère m’a presque violé entre deux quartiers de bœuf. J’entrevois le moment qu’elles viendront à la relance jusque chez moi. Enfin, je commence à m’y faire.

Je réponds :

— Moi aussi.

Je lui promets qu’on se verra bientôt et je me grouille de raccrocher.

Il appartient au passé, Béru. Il circule, avec son big braque dans un monde où je n’ai plus rien à foutre. Je n’ai pas envie de le voir pour l’instant. Ni lui ni personne.

Je repars à zéro dans l’ombre de Félicie. C’est à elle de me refaire. Y’a eu maldonne en cours de route. Elle doit mettre le compteur à zéro et reprendre le gars à la base. Elle le sait. Vous verriez son courage, madame ! Pas une larme. La voix égale. Elle paraît moins inquiète que lorsque je suis un peu enroué ou que j’éternue. M’man réfléchit. Elle cherche le moyen de moyenner. Peut-être trouvera-t-elle ? J’ai confiance. Je m’en remets à elle seule, lui transmets mes prérogatives d’homme.

Je dresse un peu la tête, m’efforçant de la voir. Je guette un reflet, un halo, quelque chose. Mon imagination amorce un embryon d’image qui s’éteint aussitôt, dompté par les ténèbres.

— T’es belle, M’man.

Je devine qu’elle tressaille. L’espoir… Vite je la détrompe.

— Non, je ne te vois pas, mais je te sais. C’est encore mieux que te pouvoir te regarder. C’est ça la vraie présence.

Le violon insiste et me fait ch…

— Tu veux bien fermer la radio ? je demande.

— Je dois chercher un autre poste ?

— Pas la peine. Le silence est un régal à présent que je marche au bruit. Il faut que j’affûte mon oreille, tu comprends ?

Elle comprend.

Le bigophone retentit, comme par ironie. Je décroche sans tâtonner. La voix du dirlo, enfin.