À preuve : ils sentent le rouquin à l’intention des gens dans mon cas qui ne peuvent pas les voir.
Si bien que je me dirige vers Mathias sans coup férir, la main tendue.
— Salut beau blond !
Comme tous les incendiés de la coiffe, il se croit blond, Mathias, et il aime à se l’entendre dire.
— Monsieur le commissaire ! Eh bien, si je m’attendais…
Ça lui a échappé.
Donc il s’attendait pas.
On ne m’attend plus.
Désormais ma venue est une surprise. Je suis une catégorie de fantôme. Un truc à oublier.
— J’ai appris cette triste chose… Ça m’a consterné. Tout le monde, ici, est anéanti, monsieur le commissaire. Mais je vois que vous vous dirigez parfaitement ?
— Dans les lieux familiers, oui. Tu ne peux savoir combien il est facile de faire un bon aveugle. Je vais passer pro en un temps record…
Il ne répond pas. Ému, il est. Apitoyé, plus justement. Mince, va falloir s’effacer ça aussi : la pitié des autres ! Enfin, ça les soulage. Éveiller la pitié d’autrui est un cadeau qu’on offre à cet autrui de mes choses ! Une occasion de se sentir supérieur à bon compte.
Il me déballe des salades très gentilles, très encourageantes. Il forme des vœux. Il me donne des adresses de professeurs Nonœil. J’avale le brouet. À la fin, il murmure, à voix peureuse :
— Vous avez la foi ?
— En l’avenir, oui.
— Je n’ai pas de conseil à vous donner, mais à votre place j’irais à Lourdes, affirme cet homme de science.
— Dès qu’il y aura un match de rugby intéressant je n’y manquerai pas, rétorqué-je.
Il soupire, me jugeant apostasique[21].
— Dis voir, blondinet, coupé-je, peu soucieux de redémarrer une bataille de l’eau de Lourdes[22], le génial Bérurier t’a-t-il remis des lambeaux de dirigeable aux fins d’expertise ?
— En effet, monsieur le commissaire, mais il n’est pas encore venu chercher les résultats.
— Aboule, mon chéri !
Il fouillasse dans un classeur, car personne n’est plus ordonné que Mathias, pas même un prêtre. Y’a plein de chemises dans ses dossiers et de dossiers dans ses classeurs. Son rêve, ce serait un système I. B. M, pour répertorier ses papelards. Le genre de machin où il te suffit de presser un bouton pour avoir le numéro de téléphone d’un garde-barrière lapon et l’âge de sa concierge.
— Je vous le lis ? me demande-t-il.
— Non, sois gentil : chante-le moi, sur une musique de Michel Legrand, ça fera plus gai.
Il rit mou. Bon Dieu, jamais il a pué aussi fort. Une vraie ménagerie à lui tout seul.
— L’enveloppe du dirigeable sur laquelle on a prélevé le morceau en question est vieille d’une quarantaine d’années. On l’a entretenue au mieux, néanmoins le caoutchouc est passablement poreux et il est certain que l’engin était inapte à assurer un grand parcours. Il fut fabriqué en Allemagne par les établissements Hibez-Takrupp entre 1929 et 1934 dans la fameuse série des FEU-O.Q. laquelle dérivait, vous vous en souvenez, des tristement célèbres ZOB-O.Q. qui nous firent tant de mal au cours de la Première Guerre mondiale. C’est tout ce que je peux vous dire.
— C’est beaucoup, Mathias. Tu es un magicien, mon garçon.
À un craquement de brindille en combustion vive, je devine qu’il rougit. Ne me souciant pas d’attraper une insolation, je lui en presse quatre (car je lui laisse la liberté de son pouce) et je vais rejoindre Félicie qui m’attend sur un banc du square voisin.
— Ho, ho ! m’hèle-t-elle.
Je prends place à son côté. Des pigeons peu farouches volettent autour de nous. Leurs battements d’ailes ressemblent à des applaudissements.
— Dis donc, M’man, tu ne connais pas l’Allemagne, n’est-ce pas ?
— Non, c’est un pays qui ne m’a jamais tentée. Tu sais que mon frère a été tué en 1915 par ces gens-là ?
Elle se tait soudain, réalisant avec un léger retard le sens de ma question.
— Quand partons-nous ? demande-t-elle.
CHAPITRE (SUREMENT) ONZIÈME
Ceux qui ne l’ignorent pas ne sont pas sans savoir que, depuis le décès de Karl Hibez-Takrupp, dernier descendant de la célèbre dynastie, la fameuse firme allemande est passée dans les mains des Von Hewien. De même la vocation aéronautique de la maison a-t-elle quelque peu dérapé sur le produit caoutchouteux synthétique qui va du ballon captif jusqu’au préservatif pour distributeurs automatiques.
On construit encore quelques dirigeables chez Hibez-Takrupp ; mais au Bodygraff-Zeppelin, seulement et, selon la rumeur publique (la meilleure rumeur qui soit), ceux-ci n’auraient pas la qualité d’avant-guerre, époque bénie où le dirigeable était alors fabriqué sur mesures et cousu main.
Une puissante Mercédès (on dit d’une Mercédès qu’elle est puissante, comme d’un savant qu’il est éminent et d’un économiste qu’il est distingué) nous conduit au siège de la firme où le grand patron, prévenu de notre arrivée, nous attend.
Je devine un homme courtois. Il a la voix douce, mais ferme, et il parle le français avec un accent à couper au hachoir de cuisine. Je lui présente ma mère en lui expliquant les raisons de sa présence à notre entretien. Et le P.-D. G claque des talons en débitant du « Jère Badabe », à une Félicie effarouchée. Il nous fait asseoir. Déclare dans un interphone qu’il ne veut pas être dérangé pendant quatre minutes, ce qui nous donne par la même occasion une idée précise du temps qu’il est décidé à nous consacrer, ensuite de quoi, il demande à Herr Kobizaire Zan-Hantoniauss ce qu’il y a bour sa zervice.
J’y vais franco de port et d’emballage. Sans rien révéler du gigantesque diamant, j’explique à Jacob Von Hewien qu’une organisation secrète dangereuse s’est servie d’un dirigeable de sa firme pour perpétrer un redoutable coup de main et que nous aimerions connaître la personne à laquelle fut cédé le véhicule en question. Comme preuve de ce que j’avance, je lui présente un morcif de l’épave. Il me le prend des mains et j’entends crisser le caoutchouc sous les doigts avertis de l’excellent homme.
— Ach ! dit-il (ce qui est un début) ché regonnais… Z’est le bodèle des FEU-O.Q. !
Bravo !
Pour Mathias qui a su déterminer la chose avec une telle précision, alors qu’il n’est ni teuton, ni versé dans le moins lourd que l’air.
— Donc, le dirigeable provient bien de chez vous ?
— Fapriqué, il fut ! Mais nein brovenir ! rectifie-t-il laborieusement. Plus depuis longtemps nous n’afons ! Baintenant, Hibez-Takrupp produktion ultra-moderne ! Les beilleures gabotes anglèses du bonde ! Caoutchouc kimist ! Ecztenzible extra ! Gontenance bossible chusqu’à deux litres !
— Comment, en ce cas, Herr Von Hewien, un particulier peut-il se procurer cet engin, de nos jours ?
— Ogazion ! Zeulement ogazion !
— Car on trouve encore des dirigeables sur le marché ?
— Nein, golleczionneurs zeulement ! Car golleczionneurs il y a !
— Voilà qui doit être plus difficile à entasser que des timbres-postes ? Vous connaissez, vous, des collectionneurs de dirigeables ?
— Jawohl ! In Deutschland, un zeul, fameux ! Baréchal de l’Air Ludwig Von Dechich ! Prima golleczion de dirigeables de la monde !
— Où demeure le maréchal ?
— Brès de Munich ! Kolossal domaine.
— Il faut que je le rencontre d’urgence !
— Hum, diffizil !
— Warum ?
— Herr Maréchal gross blessé de le guerre ! Bras artigulés ! Chambes artigulées ! Rein artifiziel, pompe gardiaque !
21
Ces c… — là, ils ont créé apostasie, mais avaient oublié « apostasique ». Ah, la langue française, si on ne la terminait pas soi-même…