Je lui explique. Il opine.
— Ouais, je comprends. Avoue que pour une fois, ça a du bon, la pédoquerie ? T’aurais peut-être passé à côté de la guérison pour tout jamais, San-A. Tu sais, je me demande si tu devrais pas aller à Lourdes…
Ils y tiennent, décidément.
— Et gour faire quoi, puisque je suis guéri ?
— Pour rembourser, déclare Béru.
Il sort une liasse de markotins de sa fouille et tend une partie de sa vaisselle à « la » grande blondinette.
— Tu l’as mérité, darlinge ! assure le Gros.
Son regard globuleux se fait tendre.
— Tu sais qu’il est pas mal, dans son genre ? murmure mon sauveur. Moi, depuis que j’sus dans cet état, je sens que mes notions se modifient. Je deviens moins sectaire avec un goumi pareil. Plus tolérant, plus compréhensible. Car si Técolle t’es sorti de l’auberge, moi j’y suis toujours en pension complète, gars. Pisque t’as récuré la vue, tout à fait en camarade et à titre de curiosité, vise un peu ce mandrin ! Dis-moi si tu eusses cru possible une chose pareillement semblable.
Ayant dégrafé sa ceinture, Béru laisse tomber son falzingue sur ses chaussures. Ce qui apparaît alors nous arrache un cri, à Gretta et à moi.
— Mama ! fait la frêle jeune homme.
Le cri du cœur.
Le cri du corps. Maman ! Mama ! International. Humain ! Le mot universel. Le seul… ou alors faudrait le talent branleur d’Edmond Rostand pour célébrer la chose. La tirade du nœud, mes fils !
— Bath, hein ? fait Béru, mi-chagrin mi-orgueilleux.
— Bath ? reprends-je. Ah non, le terme est un peu court, bonhomme, si l’objet ne l’est point. On pourrait dire, Ô dieux, bien des choses en somme… En variant le ton ; — par exemple tiens : Agressif : « Moi, monsieur si j’avais une telle trique, il faudrait sur-le-champ que je me la sciasse ! » Amical : « Mais elle doit traîner sur vos godasses ! » Descriptif : « C’est un soc !… c’est un stick !… c’est un braque ! Que dis-je, c’est un braque ! C’est un très gros bidule ! » Curieux : « De quoi sert cette énorme pendule ? À battre la mesure ou à tanner des peaux ? » Gracieux : « Aimez-vous à ce point les tonneaux que, fort puérilement vous vous imaginâtes, avec un tel bâton, les changer en barattes ? » Truculent : « Ça, monsieur, lors que vous dégainez, à un poste d’essence vous nous faites songer ! Ou bien encore, à un conduit de cheminée ! » Prévenant : « Attention à vous arc-bouter car il ne faudrait pas briser une telle gaule ! » Tendre : « Comme elle doit aimer la gaudriole, ne la vouez pas à des cavités profanes ! » Pédant : « Seul l’éléphant, charriant dans les savanes entre ses deux défenses, le nez de Cyrano, pourrait passer, monsieur, pour votre alter ego ! » Cavalier : « Ben, mon pote, lorsque ce machin gode, je n’hasarderais pas mon cul sur la commode ! » Emphatique : « Avec ce phallus monumental, vous possédez un beau bâton de maréchal ! » Dramatique : « Vous voici, mon ami, logé à belle enseigne ! » Admiratif : « Avec un tel sceptre, quel règne ! » Lyrique : « Un mât si fier résiste aux aquilons ! » Naïf : « Seigneur, est-ce un pylône, ou un pilon ? » Respectueux : « Permets, qu’on te salue, Béru. Car tu possèdes un zob qu’on n’avait jamais vu ! » Campagnard : « Nom d’bon gu, qu’est-ce c’est-t’y qu’c’ machin ? Faudra un ben grand four pour cuire un si gros pain ! » Militaire : « Sacrebleu ! Mais vous êtes dans l’ génie ! » Pratique : « Et ça complète toujours votre vessie ? Vous avez des grolons à la place des grelots ! » Enfin, pour achever d’aussi longs trémolos : « Le voilà donc, ce nœud qui, du trone de son hêtre écorce le vernis ! Il fait au moins six mètres !… » Voilà mon Vieux Béru, ce que tu m’aurais dit, si tu avais le cerveau aussi gros que le vis !
Bérurier qui m’a écouté religieusement secoue la tête et déclare en remontant le rideau de la salle des fêtes :
— Bravo ! T’as retrouvé ta jactance en même temps que la vue. On dirait que tu causes en vers, ma parole. J’ai cru que tu me déballais les stances du Cid à Sophie !
Je lui donne une chiquenaude impériale à l’oreille, et déclame :
— Afin de rendre hommage à ton glorieux mandrin, je te parle, Alexandre, rien qu’en alexandrins !
Il rit, amusé d’être muse…
On se rajuste.
Et, bras dessus bras dessous, nous partons allégrement vers le chapitre douze comme deux copains qui viennent de retrouver simultanément, l’un la vue et l’autre le vin rouge.
CHAPITRE (DOUZIÈMEMENT) DOUZIÈME
— Hé, M’man ! lance Alexandre-Benoît.
C’est la première fois qu’il appelle Félicie Maman. D’ordinaire il est plus cérémonieux avec elle. Elle est, à ma connaissance, la seule personne qui lui inspire le respect. Mais en cette minute d’exception, le comportement du Majuscule est exceptionnel. Cela va de soie, comme disait un mûrier.
Ma vieille se retourne.
Bon Dieu, on a beau croire, prétendre, mais on voit mal avec les doigts. Elle a changé, M’man en quelques jours. Je lui caressais le visage, mais mon sens tactile ne me rendait pas compte de la transformation qui vient de s’opérer. Elle a les traits marqués. Des ombres grisâtres sur la figure et, dans le regard, je ne sais quelle détresse farouche de vieille femme corse hantée par une vendetta.
Elle sourcille en s’entendant ainsi héler par mon pote. La v’là qui pose son journal de la veille, amené de Paris et qui sent encore l’encre fraîche.
D’ailleurs, vous l’avez remarqué : les journaux français sont comme les routes départementales : ils ne sèchent jamais complètement.
Elle met pas quatre secondes a réaliser le miracle, ma Félicie. Tout de suite ses yeux se plantent dans les miens et elle comprend que je vois.
Il vous est déjà arrivé de voir éclore des fleurs dans des documentaires de cinoche ? Là, c’est pareil. Son bonheur éclôt comme une rose sur un écran. C’est pratiquement instantané. Elle se trouvait en quasi-hibernation morale, et voilà qu’elle s’éveille. La Belle au Bois Dormant, mes frères. En fond sonore des gazouillis de zoizeaux, et musique de Strauss (pas l’Allemand, l’Autrichien).
— Pourquoi en étais-je sûre ? balbutie-t-elle.
Je m’avance. On s’étreint. Béru décroche le bigophone pour, en pleurant et en français, réclamer du champagne au room-service.
— C’est pas que j’en soye dingue, nous dit-il, mais un truc pareil, ça doit s’arroser au champ’. Tout de suite derrière, si vous le permettriez, je passerai au Côtes du Rhône…
— Comment cela s’est-il produit ? demande ma mère.
Question épineuse. Duraille à raconter à sa mother. Croyez-moi ou sinon allez vous faire planter une betterave sucrière dans le rectum, mais Béru a plus de présence d’esprit que mézigue.
— Sans vouloir me pousser du col, c’est grâce à moi, assure-t-il. Je l’ai emmené à un guérisseur dont à propos duquel j’avais entendu dire. Un garçon très bien, pas vrai, San-A. ?
— Heu… oui, en effet…
— Et alors ? insiste M’man en me caressant doucement les paupières du bout des doigts.