— Beû… hummmm… Il lui a fait une passe, hein, San-A. ?
— Une passe ? s’étonne ma brave femme de mère.
— Rigoureusement textuel, chère Maâme, une passe insiste le Volumineux avec force. Mens-je, San-A. ?
— Non, c’est exact.
— Mais alors cet homme possède un don tout à fait exceptionnel ! s’écrie Félicie.
— La preuve ! triomphe l’Enveloppé. Un don que pas beaucoup d’hommes z’ont, hein San-A. ?
M’man qui renifle les choses devine que ma guérison ne s’est pas passée exactement telle qu’on la lui raconte, mais comprenant notre gêne elle cesse de nous questionner. Elle se contente du résultat, Félicie. Bien sagement. D’ailleurs une bouteille de Dom Pérignon tiède surgit opportunément pour nous tirer d’embarras.
Béru est rond comme un toton (et non pas comme un teuton) lorsque nous déboulons chez le maréchal Von Dechich.
Un singulier bonhomme vient nous ouvrir. Il est vraisemblablement bavarois et tient à ce que ça se sache. Il porte un short de peau, verdâtre, agrémenté de broderies, une veste noire, à revers rouge et un chapeau à poils orné d’une plume et d’une queue de blaireau, qui symbolise la chasse.
Courtaud, grassouillet, pourpre de trogne, avec un regard chagriné et une énorme balafre en travers de la vitrine, le pittoresque personnage n’engendre pas la sympathie.
— Nous sommes attendus par le maréchal, dis-je.
Il me regarde.
— Le maréchal n’attend qu’une seule personne. Qui de vous deux a rendez-vous ?
— Monsieur, fais-je en désignant l’Ignoble, acagnardé contre le chambranle. Mais comme il ne comprend pas l’allemand, je lui sers d’interprète.
— Le maréchal, lui, parle français.
Ce qu’il a l’air mauvais, ce bas-duc. Vous pariez qu’il est francophobe ? Chez les Allemands, ça arrive, vous savez. Ailleurs aussi, faut reconnaître. Pour tout dire, à part le Liban, moi je ne connais pas une seule nation francophile, même la France est francophobe. Tant qu’on avait encore Maurice Chevalier, il nous restait des fibres de sympathie, çà et là. Depuis qu’il n’est plus, le grand Maumau, c’est râpé ! On a plongé dans l’antipathie universelle. Officiel ! Je sais : je voyage… Partout on a droit à la gueule allongée. Bientôt faudra se déclarer Canadien, ou Vaudois, ou Belge, ou Marocain, ou Ivoirien. La gueule, je vous dis. Partout, sauf au Liban. À Beyrouth ils ont gardé une certaine idée de la France, celle que s’en faisait Charly Gaulle. Je vous recommanderais bien d’aller y passer vos vacances, seulement si vous débarquez trop nombreux ils vont virer francophobes, comme les copains et on perdra not’ dernier bastion ! Tant pis : faut descendre aux abîmes avant de remonter. Toucher le plancher des abysses, mes gueux. Et puis décompresser.
Le Bavarois à plume et poils paraît hésiter. Sa tronche ressemble à une calendre de Mercédès défoncée.
Je lui décoche un sourire franc et massif.
— Je ne regrette pas d’avoir accompagné mon ami, déclaré-je, ce pays est merveilleux… Ses traditions, sa bière, sa choucroute ! Quelle beauté !
— Suivez-moi ! enjoint-il.
C’est alors que la fantasmagorie démarre, mes toutes chéries. Franchement, j’en ai vu des dingueries dans ma vie, des turpitudes, des farfadingues. Tant de fous sont en liberté ! Mais des folies de cette ampleur, ah non, jamais de jamais ! Kolossal ! Allemand, quoi ! Ces mecs, ils sont faits pour vivre ailleurs, parole ! Sur une autre planète plus mahousse que la nôtre. Je les verrais (et les enverrais bien) sur Jupiter, tenez ! 1 300 fois plus grande que la Terre, elle est ! De quoi s’ébattre, non ? Se battre. Construire des trucs formidablement formidables. Tiens, des tordus vont encore me lamenter que j’écris pas français. Formidablement formidable, ils vont croire à une erreur. Ça m’est arrivé déjà, un con de j’sais plus où que je rencontre. « Vous avez mal relu votre dernier bouquin, il me fait, protecteur : j’ai relevé un prodigieusement prodigieux qui a dû vous échapper. » Je l’aurais écharpé ! Ah, mon Dieu, fais que je ne sois jamais prostatique. Épargne-moi la rétention, que je puisse les compisser à mon aise, toutes ces nouilles mal cuites ! Leur lancequiner dans la bouche et dans les yeux, bien dru, bien abondamment ! Arrive un moment que t’as plus que ça comme argument suprême : pisser contre ! Toute parole est inutile. Le langage est en faillite. Ne te reste que l’urine pour t’exprimer. Ton éloquence, c’est ta vessie ; ton style l’impétuosité de ton jet ! Faut boire des infusions de queues de cerises. Very beaucoup ! Des kilolitres, afin de te remplir le réservoir. T’entraîner à débraguetter à la volée. On te pose une question stupide ? Vling, vlang, tu te mets en posture de réponse. Psccchhhh ! Puisque tu les as fait cons, seigneur, merci du moins de les avoir rendus haïssables !
J’ai dit une folie ?
Je la prouve.
Voilà, ça se passe de la manière suivante.
Une fois la porte ouverte, on pénètre dans un hall de faibles dimensions, banal, neuf, bête, sans décoration. En fait, ce hall est plutôt une espèce de sas disposé entre la vie extérieure et la survie démente du maréchal. Lorsqu’on l’a traversé et qu’on a franchi une seconde lourde, on débarque dans l’immensité. Un hangar prodigieux. Quèque chose comme le Grand-Palais, sur les Champs-Zé. Tout là-haut, y’a une immense verrière d’un hectare au moins. Et quand je dis tout là-haut, je sais de quoi je cause vu que le plaftard de ce local gigantesque est à quarante mètres de nos têtes. Si t’es agoraphobe, tu meurs en déboulant dans ce cirque. C’est l’écrasement par l’immensité de l’espace clos. Nul musée n’est plus vaste. Impossible ! Lorsqu’on radine, par l’allée principale, on voit la très large façade d’un château de style plus ou moins viennois. Trompe-l’œil ! Il s’agit seulement de la partie étroite de la construction. En longueur, elle est terrible. T’entends ? Terrible ! La collection de Von Dechich est là. Complète ! Des dirigeables de tout module. Des ballons plus ou moins captifs. Des « saucisses ». Un Graf Zeppelin abominablement gros. Gulliver chez les géants !
On a un mouvement de recul auquel le Maître Jacques du maréchal est habitué car il nous lance un rude « Venez » qui claque dans l’immensité comme un départ d’avalanche dans les Grandes Jaurasses.
Nous le suivons, fourmis infimes perdues dans la cathédrale de Chartres.
Un interminable tapis de corde feutre nos pas. Nous l’arpentons courageusement. Au passage, on coule des regards d’effroi aux monstres caoutchouteux rassemblés en ces lieux sauvages.
— Et tout ça est gonflé ! murmure Béru. On couperait tous les zamarres, la construction s’envolerait dans le cosmétique !
Le barbarvarois marche d’un pas décidé. Malgré ses pattes courtaudes il est très véloce et nous avons du mal à le suivre.
Enfin, après un bon kilomètre de parcours nous atteignons une sorte de boqueteau composé d’arbres en fûts qui cernent, devinez quoi ? Un vieux wagon de chemin de fer. Je me cabre :
— Rethondes ! m’exclamé-je.
C’est bien l’illustre clairière où furent signés les armistices de 1918 et 1940 qu’on a reconstituée au fond du musée. D’ailleurs, pour que nul n’en ignore, un panneau l’indique.
Le bravarois qui a enregistré mon exclamation se retourne.
— Exact, fait-il. Monsieur le maréchal habite dans ce wagon depuis la fin de la guerre. Excusez !
Il escalade le marchepied, ouvre la portière et nous fait signe de grimper.
Un wagon-salon début de siècle, en acajou, avec des glaces, des lampes à abat-jour rococo, des sièges cannés, de la moquette brune, style Cook.
Un bouleversant robot est installé dans un fauteuil. Deux pinces d’acier posées sur les accoudoirs remplacent les mains absentes du maréchal. Un appareillage également métallique lui sert de pinceaux. Il a les cheveux coupés court. Un œil de verre nous darde.