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Ses dents sont en or et il lui manque une oreille.

— Deux ? gutture-t-il en nous voyant.

Il ne doit pas apprécier les visites. C’est un homme qui a appris à vivre au plus juste. Un reliquat de bonhomme. Il s’est détaché de l’humanité, comme une branche morte de son arbre.

— Je suis l’interprète, l’ami et le conseiller de M. Bérurier, fais-je.

Le Gros tend la main à l’ancienne gloire de l’armée allemande.

— Ravi de vous connaître, mon maréchal, fait-il.

Von Dechich lève une de ses pinces et fait les petites marionnettes avec.

— Excusez, dit-il sobrement.

Fougueusement, l’aimable Béru empoigne la mâchoire chromée qui scintille à sa portée et la secoue.

— Pas de chichi entre nous, mon maréchal, dit-il. J’vais tout de même pas prendre une clé à molette pour vous serrer la pince !

L’unique zœil de Von Dechich lance un éclair glacial. Vivement il retire son faux bras.

— M’avez-vous apporté une photographie de la chose ? demande-t-il.

— Naturellement, mon maréchal, assure le Magistral en sortant de sa poche-revolver un portefeuille semblable à un crapaud-buffle écrasé par un autobus. Av’c moi v’ savez : ce qu’est dit est dit.

Il explore l’ignominie de cuir, en extrait une rondelle de saucisson rance, un permis de conduire, une photographie de Berthe datant de l’époque des cerises, un tronçon de peigne, un préservatif d’occasion, une mèche de cheveux (huileux) prélevée sur son épouse, une recette de cuisine déchirée dans le Match de son dentiste, une adresse de clandé, un ticket de métro et, enfin, soigneusement enveloppée dans du papier hygiénique, la photographie d’une gravure très ancienne représentant une Montgolfière.

— V’là l’objet, mon Von !

— Was ! qu’il esclame, le maréchal, ce n’est pas une photographie, ça !

— Que non, mon Von, repart le Radieux. C’est beaucoup plus mieux ! Une gravure dont à l’époque ce machin était un prototype, découpée dans un livre d’Histoire de France, siouplaît ! Que vous pouvez même constater que les constructeurs sont à bord : Joseph et Étienne de Montgolfier, c’est écrit dessous. Pas dégonflards, les mecs, hein ? Oser se payer une vadrouille tout azimut dans un cerveaulent commak ! Y’avait de la burne, aut’fois, en France !

— Et vous possédez un engin semblable ?

— Quoi, semblable ! C’est çui-là textuellement, mon maréchal ! Que vous jureriez qu’il est neuf. J’ l’a fait espertiser par les surarrière-petits-enfants des frères Montgolfier, y sont formels : c’est bien le bidule d’origine.

— Je n’achèterai pas sans que mon secrétaire l’ait vu et m’ait dressé un rapport, déclare le petit restant de la dernière guerre[24].

— Il va sans dire, m’empressé-je.

Je cherche l’ouverture pour aborder le sujet qui, d’un commun accord, nous a conduits en ces lieux surprenants, Béru et moi. Cette ouverture, l’officier supérieur me la fournit sans plus attendre.

— Au fait, vous en demandez combien ?

Je plonge.

— Herr Bérurier ne veut pas d’argent, il souhaiterait procéder à un échange.

— Quel échange ?

— Sa Montgolfière contre un dirigeable modèle FEU-O.Q., monsieur le maréchal… Car il a su par une indiscrétion que vous aviez ce modèle en double exemplaire.

Le maréchal possède-t-il également un cerveau artificiel fonctionnant à transistor ? Toujours est-il qu’il met un temps avant de réagir.

— Non, je n’ai plus le FEU-O.Q. en double, marmonne-t-il. J’ai dû vendre, dernièrement, pour réparer la verrière de mon musée.

— Oh, mon Dieu ! Et à qui l’avez-vous vendu ?

— J’ignore…

— Comment ça, vous l’ignorez ?

— Les transactions ont été menées par un entremetteur de Munich. On dit, entremetteur ?

— On dit plus volontiers entremetteuse, mais le terme est exact. Comment s’appelle ce monsieur ?

Il ouvre déjà la bouche… Non sans difficulté d’ailleurs, car je le soupçonne d’avoir une mâchoire d’argent (qui lui permet de vérifier que le silence est d’or et lui évite la gueule de bois)[25]. Oui, il ouvre déjà la bouche pour m’aligner un blaze, mais il se ravise et la referme.

— N’ayez crainte, monsieur le maréchal, empressé-je, nous ne cèderons pas la Montgolfière à votre acheteur du FEU-O.Q., lequel s’en moque probablement. Simplement, nous lui ferons des propositions de rachat très élevées. S’il les accepte, dès lors nous serons en mesure de vous vendre purement et simplement la Montgolfière.

Il secoue la tête.

— Nein, monsieur. Je mènerai moi-même la transaktion. Mon secrétaire s’occupera de l’opération. Revenez demain, nous poursuivrons la discussion.

Il a un hochement de menton. Puis son bras droit jaillit avec un claquement de prise d’armes pour exécuter un impeccable salut hitlérien.

— Heil Hitler ! hurle le secrétaire balafré.

— Nein, imbécile ! fulmine Von Dechich, vous m’avez laissé le mécanisme branché depuis la visite de l’amiral Von Dekal, il fallait régler pour les visiteurs étrangers. Vous devenez négligent, Paul Gœthe !

Le bave-à-roi violit.

— Je m’excuse, monsieur le maréchal.

Il s’empresse de ramener le bras de son patron à une position moins géométrique.

— À demain, même heure ! nous lance Von Dechich.

* * *

— Et si qu’y réglerait la question par téléphone ? hypothèse Bérurier après son cent vingt-huitième bâillement.

— Non, fais-je en pianotant le volant de ma Mercédès de location.

— Caisse temps c’est ?

— Ce genre de chose ne se règle pas par téléphone. Ce vieux fou est trop intéressé par « ta » montgolfière. Il aura une discussion avec « l’entremetteur », soit qu’il le convoque ici, soit qu’il lui dépêche son secrétaire.

— Ce qu’a de bon, avec tézigue, c’est que tu façonnes l’histoire à ta convenance, dit le Gros. Bon, poireautons jusqu’à vitrail éternel puisque mossieur Grand-Malin sait tout !

Il ajoute un cent vingt-neuvième bâillement à sa série.

— Toujours est-il que j’ai faim et besoin de calcer, déclare-t-il. Et qu’en plus y commence à faire nuit.

— Regarde !

Je lui montre une voiture qui débouche de la grand-route. Elle vient d’emprunter le chemin conduisant à la demeure du maréchal et longe le bois où nous sommes embusqués.

— Que te disais-je, Gros ?

Pour toute réponse, le Moelleux se tasse entre les accoudoirs de son siège, mains croisées sur une bedaine qui crie famine. Je démarre lentement, phares éteints et gagne la grand-route sur le bas-côté de laquelle je stoppe. La pénétration du chemin venant de Von Dechich se fait obligatoirement à droite, ce qui exclut tout risque de voir filer notre homme dans le sens opposé.

Je sais que notre nouvelle attente sera de courte durée : le maréchal n’aime pas les longues causettes. C’est un homme qui a le sens du raccourci.

Effectivement, vingt minutes plus tard, l’auto du visiteur réapparaît. Je vois ses phares blancs danser dans les ornières à la corne du bois. Je démarre. L’astuce consiste à me laisser doubler par elle. Jamais son conducteur ne s’imaginera que nous le suivons. Tout est O. K. La filoche est d’autant plus aisée que notre homme roule à faible allure dans une grosse chignole ricaine d’un modèle ancien et qu’on sent fatigué. Je ne le vois que de dos, c’est un type assez massif, avec la tête rentrée dans les épaules. À toutes fins utiles, j’ai déjà noté le numéro de sa pompe pour le cas où il nous sèmerait du poivre.

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24

Dans son état, avec toutes ses mutilations, on ne peut qualifier Von Dechich de « grand blessé ».

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25

Si vous trouvez que c’est trop, vous n’avez qu’à barrer.