— Comment que tu comptes opérer ? demande Alexandre-Benoît.
Depuis que j’ai recouvré la vue, il est automatiquement redevenu mon subordonné.
— On va voir, évasivé-je.
Le Gros se contente de l’explication. Il est durement préoccupé par son infirmité qui manifeste violemment. L’instant des apaisements est déjà revenu ; sa nature survoltée exige…
— Tu vois, soupire-t-il, j’aime bien la croque, mais d’être en manque de nana, présentement, ça me bouscule davantage le système. Je m’embourberais n’importe quoi t’est-ce, dans mon état…
Faut se pointer à l’évidence, Mec : j’hallucine du kangourou !
Nous traversons les faubourgs buildingeux de Munich. « L’entremetteur » se dirige vers le centre de la ville par Landsberger Strasse. Soudain il oblique et s’engage dans la rampe d’un parking. Je lui laisse prendre un poil de champ avant de l’imiter. Il grimpe au deuxième niveau. J’en fais autant. Nous remisons nos carrosses à quelques mètres l’un de l’autre, puis j’attends qu’il se casse. Il ne va pas loin et s’engouffre dans une cabine téléphonique située au centre de l’étage.
Il est en devanture, positivement, la cabine étant vitrée sur ses quatre faces. Je peux retapisser notre gus à loisir. Un ivrogne ! J’en suis surpris. L’alcoolique-type. Beurré-bière-genièvre. Il a le visage presque bleu, très boursouflé, avec de grosses veines en toile d’araignée sur les joues. Le dessus de sa tête chauve est absolument plat. Ce mec, il me fait penser à ces guéridons du XVIIIe siècle dont le pied représente un personnage. Assez marrant, comme effet, ce guéridon qui téléphone. La bavasse dure un sacré bout de temps. Je perçois des éclats de voix. Le gros pochard fait des gestes violents. Par moment, on dirait qu’il rugit. Franchement, je le trouve monstrueux. Enfin il raccroche après s’y être pris à plusieurs reprises pour poser le combiné sur sa fourche. Il sort et fonce en laissant la porte de la cabine béante.
Le suivre à pincebroque présente encore moins de difficultés que de le suivre en voiture. Il marche lourdement, comme un vieux paysan dans des labours frais. Je l’entends qui soliloque. Il tousse. S’arrête pour allumer un cigare gros comme le machin de Béru.
— Il paraît un peu siphonné, ton mec ! note le Mammouth.
— Cassé, seulement, rectifié-je. J’ai idée qu’en fin de journée, ce type doit voir la vie en plusieurs exemplaires. C’est le genre d’imbibé qui conserve en permanence une bouteille de gnole sur sa table de noye afin de s’arrêter la tremblote du réveil.
« L’entremetteur » porte un complet gris, avec de grosses rayures plus claires. Il est négligé. Son veston croisé ne s’agrafe plus que par le bouton du haut, because la bonbonne du monsieur.
Il s’arrête devant l’une de ces immenses brasseries qui occupent tout un immeuble et qui ont fait la réputation de Munich. Il descend un imposant escalier, pousse l’une des nombreuses portes vernies ! Disparaît.
— C’t une gare ? demande A. B. B.
— Non, une « maison de la bière ».
— Intéressant, se réjouit mon dévoué camarade en me donnant l’exemple.
On pénètre dans un local presque aussi vaste que le hall d’exposition du maréchal Von Dechich. Une fantastique odeur de bière et de charcutaille fumée nous agresse. Un brouhaha de meeting. Les flonflons cuivrés d’un orchestre juché sur une estrade et dont les musiciens portent des costumes nationaux.
Plusieurs centaines de clients abiérés grouillent dans la brasserie. On en aperçoit dans d’immenses loggias suspendues. Ils occupent d’immenses tables et boivent à d’immenses chopes. Tout est follement disproportionné. Ça braille, ça chante, ça musique, ça gronde, ça hurle. L’hystérie, la beuverie collectives.
— Dedieu de dedieu, s’extasie le Mastar, ça, oui, c’est du bristrot. T’imagines, comparé à nos petits troquets de Pantruche ?
J’ai retapissé la grosse tronche plate et sans cou de notre « gibier ». Il cherche une place, dans le fond de la taverne. Il y a ses habitudes, c’est clair. Des mains se tendent à son passage. Il distribue des torgnoles de-ci de-là. Marques d’amitié qui, chez nous, foutraient les ayants droit K. O. !
Les énormes servantes se fraient un passage dans la cohue, à coups de fesses et de tétons. Elles coltinent des plateaux fumants de saucisses toutes pétantes de santé, dodues comme le bide du Gros…
Sa Majesté est proprement (voire même salement) en transes. Ses mains se sont mises instantanément en serres de rapaces. Il va rapacer d’une minute à l’autre. Justement une dame qu’un auteur poli et conventionnel qualifierait d’accorte servante et moi de grosse vache passe à sa portée. Il n’y tient plus, l’aurochs (de Gilbraltar). V’là the paluches to te réchaud ! Ça se produit au cœur d’une bousculade dans les steps de l’allée centrale. La vachasse dont je parle coltine un plateau chargé d’au moins douze porcelets débités en couenneries. Elle le tient au-dessus de sa tête, comme on brandit un enfant pour le préserver de dangers épinaliens[26].
— De dieu de merde ! Cette jupaille ! Cette jupaille ! barrit Béru.
Et il cramponne, et il troussotte, et il violente au mitan de la beuverie, du tumulte. Le plateau tangue, la dame dont le dargif est compréhensif proteste un peu. Elle a l’habitude des mains hasardeuses. Mais une volée pareille la méduse. Elle continue de se mouvoir à tout petits pas. Un certain contact la trouble. Elle n’en peut croire son derme. Mais son derche se montre plus probant. Il l’informe de la vérité du truc. De sa réalité profonde (ô combien !). Quel bonheur d’avoir retrouvé la vue à temps. Dire que j’aurais pu rater ça ! Béru se cognant une énorme rombière en costume bavarois, au milieu de la foule vociférante. La dame, les bras levés, se déplaçant au ralenti, entravée par ses cotillons, arpentant ses culottes, foulant ses jarretières. Gloussant, rougeoyant, pâmant, papa-mamant… Une somptuosité ! Et Alexandre-Bénito, centaure et sans reproche, hardant ardemment, uni à elle sous un parasol d’argent d’où dégoulinent des trucs gras. Pluie fabuleuse, digne de mon vaillant ami ! Tourbillon insensé. Personne ne s’aperçoit de rien, nous ne sommes que trois dans le secret. Aura-t-il accompli son orgasme avant que d’atteindre l’extrémité de la travée ? Que se passera-t-il si, une fois à découvert, l’Éminent continue de foutriquer ? Nous y voilà presque dans la zone dégagée. Je frémis. Mais le Gravos est un mec inspiré. Il a fréquenté les bals de banlieue de jadis. Il sait lovoyer au sein d’une grappe humaine. N’oubliez pas non plus qu’il fut flic en uniforme, qu’il eut à connaître des manifs, à distribuer de la matraque, à une époque où le poulaga n’avait point encore fait appel aux boucliers du moyen âge. Habilement, il braque son lourd guidon, déplace l’ogive, modifie la trajectoire du module, bref, replonge dans la foule. L’orchestre flonflonne de plus belle. Partout ça chante des trucs scandés. Les buveurs enchaînés par les bras l’un à l’autre se balancent de gauche à droite en s’extirpant les amygdales. Ils brament à en rétablir le national-socialisme (moins socialiste que national). Béru encochonne la coltineuse de cochon mort. Dégagé du flot berceur, je les regarde tangoder dans cette mélasse humaine. La dondon a un rire béat. Elle doit pousser des cris, mais iceux se noient dans le vacarme. Tourbillon ! Transes ! Digue ! Gigue ! Culte !
Je vais m’asseoir à la table même de « l’entremetteur ». Ce mec, il pue, parole ! À travers les remugles de la brasserie son odeur puissante d’alcoolique en sueur me défrise les poils du nez. Je me suis placé à son côté car ici, on fait table commune. Tout le monde tolère tout le monde. Un vieux clodo à barbe blanche, casquette militaire ravagée à trappon, lunettes de fer aux branches sparadrées, va de table en table. Il désigne aux clients leurs assiettes sales où subsistent des reliefs. Il a un geste interrogateur. Le buveur interpellé opine. Le Vieux cramponne alors l’assiette et bouffe gloutonnement ce qui y subsiste de comestible.
26
Note pour les cons : un danger « épinalien » est un danger à grand spectacle digne d’inspirer les imagiers d’Épinal et de sa périphérie.