Notre « homme » vient de se commander un formidable. La mousse dégouline au flanc d’une chope de grès dans laquelle vous pourriez prendre un bain de pieds en famille. Il aspire. On dirait tout à coup qu’il est en train de se raser.
— Eh ben ! Dedieu, si j’aurais cru qu’un jour je bouillaverais devant mille personnes ! déclare l’Apaisé en se laissant tomber en face de moi. Heureusement que personne n’ nous a vus.
À cet instant un tollé d’applaudissements part des galeries. Une bande de jeunes gens chevelus et barbus comme des culs de vivandière, debout, applaudissent. Nous levons les yeux. C’est au Gros que vont leurs bravos. Grâce à la perspective plongeante, ils ont vu ! Apprécié, donc ! Ils crient des trucs ! Ils délirent d’enthousiasme. Une vraie corrida.
— Je crois que t’as droit aux deux oreilles et à la queue, dis-je.
Mister-la-tringlette répond aux vivas, et hoche la tête.
— J’aimerais mieux une bière pour grand garçon et une porcif de cervelas, riposte ce Sage qui préfère les joies matérielles aux louanges passagères.
Je passe commande. Mon pote essuie son front emperlé.
— Très brave femme, assure-t-il. Elle causait français. On a bavardé chemin-faisant. Une personne très bien. Veuve d’un camionneur. Elle a une grande fille qui fait le tapin et un garçon paralysé. Elle travaille ici depuis huit ans. Ce qu’elle déplore, c’est les mauvaises manières de la plupart des clients. Des mecs sans affinité, sans doigté. D’ailleurs t’as qu’à voir autour de toi !… Question prouesse, c’est pas une frénétique, Marlène, mais elle t’arrache le copeau en souplesse. Dans la gentillesse, tu vois ce que je signifie ? Le côté complaisant. Libre-service. Servez-vous, m’sieur ! J’aime assez b… à la bonne franquette, moi. Ça te reprend des dévorantes.
On nous consommationne. Il boit avidement.
— Vous êtes français ? me demande en allemand l’« Entremetteur ».
V’là que nous sommes abordés par le mec que nous filochons. L’aubaine !
— Touristes, je lui fais. Munich, très jolie !
Il en casserait davantage, car comme presque tous les poivrots il est disert, mais l’arrivée d’un bonhomme avec qui il a vraisemblablement rendez-vous stoppe nos relations dans l’œuf. Le nouveau venu est grand, vif, pâle, avec le nez pointu et des manières distinguées. On sent qu’il appartient à un milieu aisé et n’a pas l’habitude de fréquenter ces brasseries populacières. Il y a quelque chose de dédaigneux dans toute la personne de ce jeune homme. Je feins de ne pas lui prêter attention.
— Vous voulez bien vous pousser un peu ? me demande l’Entremetteur.
— Volontiers.
Le grand garçon au nez pointu s’insère entre nous. Les v’là qui se mettent à chuchoter. Je tends l’oreille, mais le vacarme est tel que je ne saisis rien de leur converse. Je crois entendre le nom de Von Dechich, prononcé par le gros violacé, mais là s’arrête l’opération « captage ». Je suppute ferme. Quelle conduite adopter ?
Le Gravos bouffe une montagne de cervelas juteux, en fermant les yeux pour mieux se consacrer à l’extase de l’instant.
— Ohé, la porcherie ! le hélé-je.
Il soulève un store sur des cloaques ténébreux.
— T’es apte à esgourder, Gros ? Malgré tous tes cervelas ?
— Ben, c’est dans le clapoir que je me les rentre, pas dans les portugaises ! articule-t-il en postillonnant des choses rosâtres.
— Banco ! Alors, écoute : je vais me payer une petite filoche avec le gus en sombre, tu piges ?
— Jawohl, Mec !
— Técoinsse, tu t’occupes de l’autre. Pas duraille de s’en faire un pote : il aime le biberon et la converse. S’il jacte pas le francecaille, cause-lui avec les salsifis. Restez ici le plus longtemps possible, à m’attendre. S’il se taille, file-lui le dur. En cas d’éclatement du peloton, rancard à l’hôtel, vu ?
Là-dessus je biberonne deux grandes gorgées de bière à ma lessiveuse, et je quitte la brasserie pour aller attendre la sortie de Nez-Pointu.
CHAPITRE (SUPERTITIEUSEMENT)
TREIZIÈME
CHAPITRE (DÉCIDÉMENT)
QUATORZIÈME
L’entretien a été de courte durée, car le gus au pif pointu ressort presque sur mes talons. Drôle de bignz, non ? Qu’est-ce que les deux hommes ont pu se dire qu’ils ne pouvaient se bonnir par téléphone ?
Je revois le ton menaçant du gros pochard dans la cabine du parking. Il semblait véhément, ferme sur les prix…
Trait de lumière ! J’entrave… Parfaitement il était ferme sur les prix et réclamait du flouze.
C’est pas de la belle parole, mais une enveloppe que le grand habillé de maigre est venu lui apporter.
Chantage. Décidément, mon San-A., depuis que tes lotos refonctionnent tu tiens le bon bout ! Tout concorde au poiluchard. L’Entremetteur, convoqué par le maréchal, a eu soudain l’explication de quelque chose. Un quelque chose déterminant qui lui a permis de faire chanter « les autres ».
Il leur a fixé un rendez-vous dans le lieu le plus populeux de la ville parce qu’il avait peur de leurs réactions.
Un messager est venu lui refiler de la fraîche pour qu’il s’écrase. Ça me semble tenir, non ? Votre avis, lecteur admis ? Me reste plus qu’à suivre le grand jeune homme, à repérer son lieu de destination et, ensuite, à lui poser la question de confiance. Je me tiens à quelques pas de la station de taxis où des chignoles noires attendent le bon plaisir des Munichois. Dommage que j’aie laissé ma pompe au garage de big Trogne. J’aime avoir ma liberté de mouvement. Il est toujours délicat (et particulièrement en patelin étranger) de sauter dans un sapin en criant : « Suivez cette voiture ! » En France, ma carte de poulardin m’est un argument déterminant, mais ici ?…
J’en suis là de mes appréhensions lorsque l’intéressé réapparaît. Il fait quelques pas jusqu’à l’angle de la strasse, côté opposé aux bahus, hélas. Est-il venu à pincebroque ? Pas impossible après tout. Je dois déchanter rapidement. Un grondement se fait entendre et une puissante motocyclette pilotée par un gaillard en blouson de cuir noir, casqué d’un dôme argent-métallisé, déboule d’un coin d’ombre et stoppe à la hauteur de Nez-Pointu. Ce dernier saute à califourchon derrière le motocycliste et le bolide repart à une allure météorique à travers la ville illuminée. In the prosibe, mes fieux ! Je l’ai dans le sac à outils, very profondely ! Rien à tenter. Le temps de compter jusqu’à un-et-demi, ces messieurs se sont évaporés. La pommade noire ! J’essaie de me consoler en me disant qu’eussé-je été au volant de ma tire, moteur tournant, je n’aurais pu leur emboîter la roue. Trop fulgurant. In suivable !
Je débite tout le répertoire de notre regretté camarade Cambronne avant de réintégrer la brasserie. Les senteurs choucrouteuses m’écœurent. Ça pue la bière pissée ou qui va l’être incessamment. On dirait que le vacarme s’est accru.
Ne nous reste plus qu’à entreprendre sérieusement l’Entremetteur. De lui va jaillir la lumière. Certes, une conversation à bâtons rompus (sur sa gueule) n’est pas possible ici et nous allons devoir dégauchir un endroit adéquat, mais j’ai confiance en ma bonne étoile.