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Un peu trop hâtivement, vous allez le voir.

Comme je parviens à l’orée de notre tablée, je suis déconcerté de trouver une grande effervescence autour d’icelle.

Saisi d’un funeste pressentiment je joue des coudes (ce qui, en pareil cas est préférable à jouer du tuba) et je découvre ce que je redoutais. Le violacé est allongé sur notre banquette, les bras pendants comme des rames abandonnées, la bouche ouverte. Il a le regard révulsé, les lèvres plus violettes que les joues et son gros pif semble s’être encore dilaté.

Véhément au cœur de la bousculade, Béru-le-tricotin tente d’expliquer les choses à des personnages hostiles qui n’entravent rien à son charabia.

— Le Mein Air a biberonné son glasse of beer. Poussé hoquet ! Jawohl comprendre, hoquet ? Commak : hiiic ! Puis lui tout lâcher et tomber, the noze dans sa bière. Kaput ! Schnell ! Achtung ! Heil Hitler ! Mortibus ! Tanenbaum ! Luftwaffe ! Waffen S. S. Nach Berline ! Guten Tag ! A capito ? Si signor !

Il se démène, il veut convaincre. Abasourdi par le coup du sort, il est, Bibendum. En perdition dans cette antre formidable. La musique flonflonne de plus belle.

Les buveurs grommellent des choses suspicieuses.

Je me penche sur l’homme mort.

Mais alors, mort en plein, croyez-moi !

Vous n’ignorez pas qu’entre autres dons (comme disait un cosaque) j’ai celui d’investiguer subrepticement dans les poches de mes contemporains. Explorer les vagues d’un défunt, y’a rien de plus fastoche. Mes doigts en pince de homard armoricain vagabondent dans les vêtements du violacé. Je ne tarde pas à dénicher ce que j’escomptais, à savoir une enveloppe dodue et craquante. Donc, il avait vu juste, votre cher San-A. Merci pour vos applaudissements, j’ sais bien qu’ils sont mérités, mais ils me vont tout de même droit au cœur. J’escamote l’enveloppe. Puis je retire ostensiblement le larfouillet du clamsé. Je l’ouvre, examine ses papiers : Karl Steiger, 54, Mabitakouperantranschestrasse, München. Je montre à l’auditoire… Je dis que je vais appeler un médecin… Je fais signe au Gravos. On se brise menu. Du moins, essayons-nous, car les voisins de table du Mastar ne l’entendent pas ainsi. Les v’là qui s’interposent. « Nein, nein, Polizei ! Polizei ! »

— Qu’est-ce y débloquent ? demande Béruroche.

— Ils veulent que tu attendes la volaille du bled, pour témoigner. Après tout, tu ne risques pas grand-chose…

— Tu parles, il a été farci au cyanure, ce Mec, c’est signé ! T’as vu sa bouche ! Et la manière qu’il a été foudroyé par sa bière, dis, ça n’ trompe pas un vieux singe comme mécolle. Quand y s’en apercevront, les archers me casseront les bibelots de famille vu que j’étais en pleine discussion avec lui ! Allez, du vent, mec ! Et fissa !

D’une bourrade, il écarte les protestataires et fonce. Du coup c’est l’alerte au gaz dans la brasserie. L’opération Apocalypse, je vous le certifie. Sans hésiter, une chiée (au moins) d’énergumènes se lancent (d’arrosage) à l’assaut de la forteresse béruréenne. La charnière de Sedan, mes gentils amis ! Ça déboule plus fort que les panzers d’alors. Une mêlée de rugby multipliée par cent ! Cette grappe ! Ils s’escaladent, les Munichois. Z’en veulent tous, du Béru. Au moins un lambeau ! Rien que le toucher, lui filer un gnon ! Lui cracher dessus, à défaut. Il en a bientôt six mètres de haut sur les endosses, Pépère. Vous parlez d’un tohu-bohu, d’un charivari, d’un pêle-mêle ! Comment qu’ils forment l’essaim, les carnes ! Doit plus pouvoir respirer, mon pote, avec un pareil cataplasme sur le buffet ! Et je ne peux rien pour lui. Me faudrait un lance-flammes, et encore…

Moi, flic d’élite avant tout, je me taille avant que ça se mette à cacater pour ma pomme. Plus de temps à perdre. L’urgence est extrême. Je me fonds lentement, à reculons, dans la masse effervescente. En me trémoussant savamment, tout en feignant de vouloir avancer, je me laisse écarter. La force centrifuge joue en ma faveur. Je suis chassé du point crucial par le seul effet de mon inertie. Croyez-moi, c’est le cœur lourd que je fuis. Abandonner le cher Béru dans ce concasseur humain est un acte lâche, j’en conviens. Seulement je suis dans l’impuissance la plus complète à le secourir. Rester équivaudrait à avoir droit aux ennuis de tout ordre qui vont s’abattre sur lui. Je n’ai pas le droit de subir son sort, du moment que je peux agir autrement. Je lui serai plus utile libre qu’embastillé (ou hospitalisé) avec lui. Et surtout, il y a l’enquête. Cette chaude piste qui soudain…

Ouf, me voilà dehors.

— Ben, mon pote, t’en as mis du temps à t’éjecter, lance une voix, je commençais à désespérer.

Sa Majesté !

En chair et os de première qualité.

Triomphante, gouailleuse…

— Mais comment diantre ?

— Un vrai velours, se marre Béru. Z’étaient trop nombreux. Une fois que je fus à terre, j’ai estourbi ceux du dessus et je m’ai mis à repter sous les tables. Y continuent à s’avoiner entre eux.

Je rigole si fort que ça me coupe les jambes. J’ai toutes les peines du monde à courir en direction du parking.

* * *

Je commence déjà à manœuvrer la mère Cédès quand il me vient brusquement une idée. Au reste, les idées vous viennent toujours brusquement.

Et elles foutent leur camp encore plus vite.

On trémulse de la cervelle, et puis pas plus.

V’en a, comme Einstein et moi qui, certes, trémulsent un peu plus fort que les autres, seulement ça ne fait pas progresser l’humanité outre mesure. Ici, je pourrais vous intercaler un de ces morceaux de bravoure philosophico-merdeux dont j’ai le secret (de polichinelle), mais je préfère m’abstenir.

J’ai pas envie de prendre mon panard.

Jouir nécessite un effort dont le succès même engendre la fatigue. Dès lors, pourquoi se fatiguer à triompher puisqu’on peut se reposer en renonçant ? Hmm ? La véritable volupté siège dans l’inassouvissement. L’aboutissement est une servitude. En conséquence de quoi, je vous laisse flotter sur le radeau de votre connerie et je m’abstiens de tigresser. Tant mieux pour vous !

Donc, ai-je déclaré à quelques sottises d’ici, au moment de démarrer du parking il me vient une idée. Je coupe le contact et déboule de la caisse.

— Tu vas où est-ce ? s’inquiète Mister Godedur.

Négligeant de l’affranchir, je bombe à la voiture de notre bon violacé. Une petite farfouille-maison, croyez-moi, ça ne mange pas de bred. La preuve… Tiens, au fait, je n’ai pas encore examiné le contenu de l’enveloppe. Assis derrière le volant de feu Karl Steiger. Vivement je déchire la pochette de papier gris. Du fric… Je retire une épaisse liasse de billets de mille marks. Zob ! En fait la liasse n’en comporte que deux : celui de dessus et celui de dessous, l’un et l’autre pouvant jouer ce rôle suivant la position du paquet de coupures. Entre les deux, du papier d’emballage possédant à peu près la consistance du papier monnaie et qu’on a découpé au format. La feinte à Jules ! Pour le cas où Steiger aurait jeté un œil dans l’enveloppe avant le départ du messager. Mais « ces messieurs » en avaient déjà moralement terminé avec l’entremetteur. Il s’agissait de lui donner apparemment satisfaction en attendant qu’on lui refile la potion magique ; celle qui convertit les plus bavards au silence.

Bien joué. Travail classique, parfaitement exécuté. Avec maîtrise et brio. Décidément ça urgeait…

Bien, à l’auto, à présent !

Je me sens calme, précis, d’une lucidité cristalline. Mon caberlot est un diamant.

Un diamant !

Je l’avais presque oublié, ce vilain bloc, cause de tous ces maux ! Me voilà parti à explorer minutieusement la guinde. Boîte à gants, poches-soufflets, plage arrière, dessous de banquettes…