— Ça biche ? me demande le Mastar que l’impatience a rabattu vers moi.
— Non, des flacons de genièvre vides, des chiffons sales, des cigarettes froissées, des stylobilles asséchés… Un vrai bohème, dans son genre, ton camarade de beuverie.
Je me rabats sur la malle de l’auto. Elle contient un grand loden verdâtre, passablement râpé et souillé. Visite des poches…
À la longue, ça finit par être dégradant, ces sempiternelles explorations des domiciles ou des effets d’autrui. On a l’impression d’écumer la misère du monde… De racler son propre pus avec un tesson, comme Job sur son tas d’engrais. Toujours des objets d’homme, qui racontent des nécessités d’homme, des pauvretés d’homme…
— Rien ? demande le Majestueux.
— Non. Ah, si : ça !
Il s’agit d’un feuillet de papier pelure rose, tout chiffonné.
Par acquit de conscience je le défroisse. L’examine pour la bonne forme. Béru, qui connaît son San-A. par cœur, assèche sa voix pour lancer un « : Alors ? » qui ne souffrirait pas d’être pris pour des prunes gâtées.
— Je crois qu’on tient un sacré truc, Gros. Nous revoilà sur rails…
— C’est quoi donc ?
— Une fiche de transport concernant un colis d’une tonne pris en charge à Neuvolandt-oder-Isar et livré à l’aéroport de Munich.
— Ça voudrait dire quoi ?
— Le maréchal von Dechich habite Neuvolandt-oder-Isar, Gros, l’as-tu oublié ? Un colis d’une tonne ! C’était le dirigeable, ou du moins son enveloppe et sa nacelle ! Et puis la date concorde… Deux jours avant l’agression dont je fus victime en Tathmaziz. Allez, fissa !
— On va où est-ce ?
Je le fustige d’un regard intraitable.
— Par instants, lui dis-je, t’es tellement con que je me demande si tu existes !
Je crois que, pour changer le monde, faudrait commencer par supprimer les miroirs. À force de ne plus pouvoir narcisser, les gens finiraient par s’oublier un peu, du moins par perdre cette fausse notion d’eux-mêmes qui leur entartre l’esprit. La chiasserie vient de ce qu’ils s’admirent, s’auto-vénèrent. Ils sont leur propre religion, leur vraie politique, leur seul horizon, l’ambition de leur vie. Ils prennent envie d’eux sitôt qu’ils ouvrent les yeux sur leur image. Ah, oui, brisons les miroirs pour qu’entre nous la glace soit enfin rompue. On écoperait peut-être de sept années de malheur, mais on serait tellement heureux ensuite.
Je divague sur ce thème en piétinant devant un guichet de l’aéroport, marqué « Fret » (en allechleuh : « Fracht », merci Mrs. Pinloche et Jolivet des établissements Larousse).
Deux gonzesses sanglées dans des uniformes oranges bavassent en prenant des mines. Elles ne s’entendent pas, ne se regardent pas, par contre chacune s’écoute et se mire en l’autre. C’est là la forme la plus probante de la solidarité féminine, ce mutuel réfléchissement. La seule manière qu’ont les filles de réfléchir, c’est celle-ci. Elles se placent face à face et s’admirent dans les yeux l’une de l’autre.
On attend encore dix minutes.
J’ai beau toussoter, Béru grommeler. Nous avons beau interpréter à quatre mains le concerto de Ludwig von Broutemich sur leur comptoir de Formica, les deux gerces ne réagissent pas.
Il faut dire que le local est désert. Je m’étonne d’ailleurs qu’une permanence soit assurée à ce guichet jusqu’à une heure aussi tardive.
— Hé, les petites Fräuleins ! hélé-je.
J’ai l’air (ou j’hélair) d’un aphone préludant à son après-midi[27]. Un bâillement de mouche mobiliserait davantage l’attention de ces deux bougresses.
— Elles seraient pas aussi choucardes, je passerais par-dessus ce comptoir pour aller leur beigner le museau ! assure Bérurier. Qu’est-ce on pourrait faire les faire con-descendre ?
Il entonne la Marseillaise !
La plus blonde des deux souris tapote le rebord de sa table et, sans nous regarder, désigne un panneau sur lequel est écrit « Stillschweigen » en caractères lumineux. Silence !
— Fräulein ! supplié-je, je vous en supplie : ça urge !
La moins blonde, mais la plus replète (on ne peut tout avoir) prend dans un casier un écriteau portant en lettres dorées sur Plexiglass noir le mot « Fermé » (en allemand, bien sûr, mais j’ai pas le temps de chercher la traduction sur le dictionnaire).
— Fermé ! dis-je néanmoins à Béru.
Sa Majesté perd patience, et par conséquent son sang-froid.
— Non, mais elles pouvaient pas nous le dire plus tôt, ces deux radasses ! Où qu’est le carnet des réclamations, que je leur signale le matricule !
— Écrase ! enjoins-je.
Je puise un billet de cent marks (Aurèle) dans ma profonde et l’agite comme l’on agite un pavillon, dans la marine, pour converser d’un bâtiment à un autre !
— Hou, hou ou… Fräuleins !
Les nanas virgulent un regard indifférent à la coupure et d’un commun accord me montrent l’écriteau « Fermé ».
— Si t’imaginerais leur allécher avec du fric, mon pote, tu te gourres, rage l’Orageux. T’oublies qu’en Deutscherie, y z’ont tellement de pognon qu’y sont obligés de le brûler, comme les Brésiliens brûlent leur caoua quand la récolte est trop surbondante. Un mendiant se donnerait même pas la peine d’avancer la main pour enfouiller ton carbure. Y’ t’ dirait de l’ virer directo sur son compte chèque postal.
Désespérant d’arriver à un résultat, je m’apprête à décréter le repli général de nos forces, quitte à revenir demain, quand mon génial ami a une idée. Avec une souplesse dont onc (ou oncques ou onques) le croirait capable, il se juche sur le guichet, exécute une rotation du postère et fait fasse aux greluses. Je perçois un bruit de fermeture Éclair sèchement actionnée. Cette fois, les deux bergères de la Luftmonchose se taisent. Elles regardent. Leurs bouches, leurs yeux béent. Fascination ! Flagellation ! Les v’là qui prennent le souffle court.
— Moi aussi, j’ révalue, hein, les gretchens ? ricane l’Ignoble. Vous paraissez intéressées par mon climat social, on dirait, boug’ de p’tites polissonnes ! C’est pas du perchoir à serin, ça, mes drôlesses ! Ni la baguette du Car-à-Jean ! Vous pouvez arpenter toute l’Allemagne, du Rhin au Nil, vous trouverez jamais la pareille ! Pièce unique, mes mam’zelles ! Cheune protype, jawohl ? Gross manette ! Zim-boum ! Article fransaucisse ! Zobinoche surchoix ! Gut kalitate ! Nein esportation ! Made in Paris ! Folies-Bergèère ! Merci m’sieur Ségalot, ça c’est du meuble ! Pétite tour Eiffel ! Vous permettez que jauge ! Maître étalon, very interessinge ! Big lot ! Prima ! Mordez la came ! Cèpe bordelais classé monument hystérique. On prend les inscriptions ! Amarrage gros bateaux ! Biroute aéroport ! Allez, hop, terminé ! Coucouche-panier ! S’agit pas qu’elle s’enrhumasse ! À la revoyure ! Envoyez un baiser à M’sieur Loyal ! Maintenant place-leur ton discours, San-A., elles sont à point.
CHAPITRE (POUR TOUT DIRE) QUINZIÈME
— Kot ! me dis-je, lorsqu’on tambourine à ma lourde, c’est sûrement la police.
Cette manière de massacrer une porte ne peut être que celle d’un poultok. Allemand, de surcroît !
Être allemand, lorsqu’on est flic, c’est l’être deux fois !
Suzy — prononcer « souzzi » — vagit à mon côté, la tétasse à l’air. C’est la plus blonde des deux hôtesses. Privée de son soutien-gorge et couchée sur le dos, on dirait qu’elle est à demi dégonflée. Après m’avoir fourni le renseignement que j’attendais d’elle, la bonne hôtesse de fret s’est muée (ainsi que sa grosse camarade) en hôtesse de frai. Subjuguées, les chères petites nous ont pilotés dans une auberge isolée, sur la route de Ratisbonne, à quelque trente kilomètres de Munich. L’endroit est charmant, vieillot, accueillant. Il présente l’avantage de ne jamais fermer et de fournir des chambres à l’heure aux automobilistes « fatigués ». Après l’échauffourée de la brasserie, j’ai été fort aise d’avoir un endroit discret où finir la nuit. Nos deux gretchens constituent une paire d’aubaines que nous avons honorées selon leurs grands mérites, Pépère et moi. La big séance, mes chéries. Chevauchée infernale ! L’auberge en a tremblé de la cave au grenier.
27
Ne cherchez pas à comprendre : on pige tout de suite ou pas. Et puis d’ailleurs elle est insipide !