— Comment comptez-vous mettre la main sur ces gens ? qu’il m’a demandé, le Pope.
Cette question, je me l’étais déjà posée, comme de bien vous pensez, seulement, because les gentilles hôtesses, j’avais remis la réponse à la veille d’après-demain !
À présent que je suis bien réveillé, avec les nerfs en pelote d’épingles, elle prend une acuité lancinante. « T’as pas le droit de laisser se refroidir une piste, mon San-A. », me chuchote mon lutin intime. « T’es là à tâter une teutonne aux tétons tentateurs au lieu d’aller de l’avant, c’est indigne de toi, de ton honneur, de ta vaillance et de ton roi. »
Je siffle mon godet et je vais tambouriner à la porte de Béru-la-Matraque. Sa souris se réveille avant lui et joint ses efforts aux miens pour l’arracher au brouillard.
— Quoi-ce ? bougonne l’ensommeillé, tu veux un p’tit rabe d’affection, môme ?
— Lève-toi et marche après être passé par ton pantalon, lui dis-je.
Il bâille à en décrocher la mâchoire du lion Brutus, lâche un vent qui coucherait tous les genêts d’or de la lande bretonne et soupire.
— Turellement, y’a que ta pomme pour tirer des toiles un nonnette citoillien à… à…
Déclic de la poire électrique.
— À 4 heures moins 20 ! tonne l’Enflure. On va pas aux escargots, quoi, merde ! Quelle idée de venir me dépoter à c’t’ heure industrielle, Dedieu de Dedieu !
— Le Vieux vient de m’appeler de Paris, ça urge.
Il toussote, rassemble dans son clapoir nuiteux des immondices qu’il expectore à travers la chambrette de l’auberge.
— Tu me prends pour un chêne ou pour un gland, hé, dis, Sana ? Le Vioque, t’appeler ici… Alors qu’il…
— Bouge-toi l’oigne, je te raconterai. Rendez-vous d’ici dix minutes dans la salle, je commande des caouas.
— Dans un quart de plombe seulement, si ce serait un effet de vot’ bonté, m’sieur le commissaire, riposte l’Embrasé. « Me v’là encore avec Popaul dans les apothéoses, et faut que je raconte un gros brin de fleurette à ma Fräulein, histoire de m’essorer l’intime.
Si vous ne connaissez pas Munich, je vais vous préciser une chose. La Mabitakouperantranschestrasse prend à gauche du beffroi de Saint-Hermanngöring, sur la place Liebadolf. Vous ne pouvez pas vous tromper. Ou alors c’est que vous êtes plus cons que possible.
Il s’agit d’une voie à faible écartement, bordée de vieilles maisons ayant toutes pignons sur strasse. L’une des rares rues préservées des bombardements, lors de la dernière guerre polono-allemande, grâce à l’initiative du bourgmestre qui avait écrit une très gentille lettre au général Eugène-au-Vert pour lui signaler que sa belle-sœur y habitait.
La chose va probablement vous surprendre, mais le 54 se trouve entre le 52 et le 56 et non pas entre le 53 et le 55, comme se l’imaginait un ivrogne qui, n’ayant pas vu les façades d’en face, croyait être sur une place.
Des fenêtres à petits carreaux… Des motifs gothiques au-dessus du porche, et des motifs de satisfaction sur la façade, tel est, en grosso et en modo, l’aspect général de la maison qu’habitait feu Karl Steiger.
La construction ne comporte qu’un étage.
Et encore, je compte le grenier !
— T’as ton sésame ? s’inquiète le Formide en lancebroquant contre la façade.
— Toujours, voyons !
Je chipote la serrure. Un coup à fond, un coup à droite… Zoum ! La porte abdique comme un roi africain en visite officielle au casino de Nice lorsqu’il apprend par les journaux qu’un soulèvement a eu lieu chez le concierge de son palais.
— Amène-toi, Manneken ! ordonné-je.
Il cesse de pleuvoir et me suit.
Des odeurs vieillottes vous chopent au pif sitôt que vous avez passé le seuil. Ça renifle la bière tournée, la soupe froide (aux choux) et le poil de chien mouillé. Fectivement, un gros toutou vient dans les pénombres nous donner de la queue d’une allure guillerette.
J’actionne le commutateur.
On est en plein XVIe, mes fieux.
XVIe siècle, œuf Corse.
Et même XVIe petit-rond-au-dessus-du-second-guillemet avant J.-C.
Un vrai musée.
Délabré, pillé, chaotique. Des dalles de pierre disjointes, des portes basses à panneau-serviette (comme dans un restaurant), des murs plus épais que des digues hollandaises, du salpêtre, quelques meubles massifs…
L’entrée est une sorte de salle basse, dépouillée et fraîche. Un escalier de quatre marches descend à une porte sur laquelle est écrit : Bureau, en gothique ; un autre, de huit marches, conduit à un palier.
L’entrée du burlingue est fermée à clé. Vous ne l’ignorez pas, et je viens de vous en administrer une nouvelle preuve, ce n’est pas pour moi un obstacle.
Le Gros caresse Médor, un fort chien de chasse jaune et blanc, avec les oreilles en orchite double et un gros museau de bois.
Le chien aboie de contentement, excité de rencontrer plus animal que lui.
— Hé, les frères siamois, rappelé-je à l’ordre, ne rameutez pas le quartier à cette heure ! Reniflez-vous le trouduc en silence, je vous prie.
Ils se le tiennent pour douze[29] et s’ébattent gentiment dans la grande entrée (qui devait être une salle de taverne, probable, à l’époque où le duc de Bavière devint Électeur). Béru goûte un reste de la pâtée de Médor et, en témoignage de reconnaissance, lui accorde la tranche de sauciflard qu’il porte dans un compartiment de son larfouillet, comme une fleur séchée. Sans plus attendre, je me colle au labeur.
Pas joyce pour un pfennig, mes amis. Tu parles d’un « cheni », le bureau de l’entremetteur ! On ne sait pas par quel bout l’attraper. Des piles de paperasses montent du sol. Les classeurs déglingués dégorgent de feuillets multicolores. Un bahut sans porte vomit un flot de documents ornés de titres gothiques terriblement rébarbatifs pour un chaud latin comme I am.
Ma doué, cette avalanche ! Il faudrait trente-deux ans à une équipe d’experts-comptables chevronnés pour répertorier et classer cette marée jaunie. Je ne peux rien espérer d’un tel Himalaya de dossiers. Son dabe, son grand-dabe devaient être tabellions, à Karl Steiger. Il a conservé leurs archives. Ajouté sa contribution de chiffons de papier à l’héritage ancestral. Ça a dû commencer avant le règne d’Henri le Lion, tout ce bigntz. En fouillant par en dessous, on découvrirait des documents celtes, je parie ! Je prends peur. Je renonce… Qu’espérer de ce capharnaüm ?
J’en suis à ce point de ma perplexité lorsqu’un cri de trident (comme dit A.-B. B.) retentit dans l’entrée.
Je me précipite.
Et je fais bien : le spectacle méritant le déplacement.
Maginez-vous qu’une personne de sexe probablement féminin vient de surgir sur le palier du demi-étage. Faut y regarder à quatorze fois avant de se faire une opinion. La Foire du Trône enfoncée, mes chères petites ! Tous les records battus ! Tu captures ce machin, tu l’exposes sur l’esplanade des Invalides, et tu fais fortune en huit jours, montre en main !
J’ savais pas que ça pouvait exister, ÇA !
J’en doute encore en le fixant.
Deux mètres de haut ! Deux cents kilos ! Une tronche grosse comme un chaudron à gruyère… Une cascade de joues, bajoues, mentons devenant seins (et sauf) sans transition, continuant de débouler dans un immense-sac-chemise-de-nuit pour se transformer en ventre.
La statue du Commandeur, visionnée dans un miroir déformant ! Un cauchemar en marche ! Ça va à la limite du tolérable. C’est prodigieux ! Déconcertant ! Inouï ! Grandiose ! Grotesque ! Frankenstein gonflé au gaz de ville ! Ça ne se peut pas ! Et pourtant ça se meut ! Ça meûeûhhh ! S’agit-il d’une baleine à forme plus ou moins humaine ? Est-ce le résultat d’une éléphante et de son cornac ? On suppute, on supure en reculant. Car cette montagne est en marche ! Cette Marie-Bizon brandit un glaive ! Durandale ! L’épée de Roland, elle a hérité, la belle Aude. Elle nous charge comme des malfaiteurs que nous ne sommes pas ! Impitoyable, sa masse nous arrive dessus.