— T’as remarqué, fait-il, qu’il y a ici presque autant de bagnoles allemandes que dans les autres pays ?
— Peut-être parce que nous sommes en Allemagne ? suggéré-je.
Il convient :
— Ouais, probable. Ces chleuhs, la majorité de la plupart conduisent comme des cons !
Songeur, il poursuit.
— Tu les regardes aller-venir, bien gentils, comme des Suisses-Allemands caféinés, tu ne peux plus croire que c’est les mêmes de l’Occupation, ceux qui ratissaient le ghetto de Varsovie et qu’arrachaient les bébés des bras de leur mère pour les virguler par la portière du wagon. Car on a beau nous dire, mais c’est les mêmes, Gars. Laisse qu’y leur arrive un nouveau dingue à petites baffies et tu les verras se refout’ au pas de l’oie pour s’en aller écraser les burnes des gens. C’est des mecs que j’aurai jamais plus confiance. Leur restera toujours du raisin sur les paluches, comme sur la clé à Barbe-Bleue. Tu ne sais pas ?
— J’écoute.
— Non seulement j’ai faim, mais je reprends des émois charnaux. La trépidation de la voiture, je pense. Tu crois que je devrais faire une cure de bromure ?
— Ce serait assez indiqué dans ton cas, mon pote. Du train où vont tes choses, bientôt tu violeras les gardiens de la paix, dans les carrefours…
— Cause pas de violer, rien ce mot me porte à la peau ! Parlons plutôt boulot, qu’est-ce t’espères trouver, à Brêmouze ?
— Le monsieur de Brême dont parlait ta dernière conquête.
— C’est grand, comme ville ?
— Un bon demi-million d’habitants.
Il me défrime d’un œil glacial.
— Et c’est tout ce que tu possèdes en fait de signalement ? Un gus qu’on appelle « le monsieur de Brême » !
— Il faut se contenter de ce qu’on a, mon chéri.
— C’est pas chouchouille !
— On fera avec…
L’Épais sélectionne un de ses poils de nez et l’arrache d’un coup sec. Il le fait miroiter dans la lumière du jour, puis, délicatement, l’appose sur le parebrise côté racine. Le poil se fixe à la vitre et s’agite dans un courant d’air.
— Merci pour Hertz, dis-je.
— Hein ?
— Le don de ce valeureux poil béruréen, renforcera encore le prestige de la célèbre Agence. On le protégera au moyen d’une ventouse et une plaque sera vissée au tableau de bord pour en indiquer l’origine. Alors, les futurs loueurs de la Mercédès ci-jointe s’en iront de par le monde révéler aux meubles éblouis qu’ils auront fait du cent cinquante à l’heure derrière un poil de toi. Ainsi naîtra le culte de ton poil, bien que ce poil ne soit pas un poil de ton cul !
— Par moments, je me demande si t’as bien toute ta raison, soupire l’Imbibé.
— Que ferais-je de TOUTE ma raison, Gros ? Alors que je fonctionne admirablement avec les seuls intérêts qu’elle me sert ? Préservons notre capital…
Des maison s’accumulent sur notre passage.
Un panneau indicateur (hou, le vilain !) annonce : « BREMEN ». Alexandre-Benoît me le montre au doigt :
— Un faubourg de Brême, sans doute ? hypothèse-t-il.
Je déguste une truite au bleu, dans un restaurant du port. Plus appétueux, mon chosefrère consomme une choucroute si importante qu’elle me le dissimule quasi entièrement. Mais la voracité du Mammouth est telle que, bientôt je peux réapercevoir le front bouvillonesque du Très Cher. Et puis, ses yeux larmoyant de bonheur… Son nez délicat… Sa bouche, enfin, dont le fantastique travail me restitue la vue sur son propriétaire.
Il ne lui reste plus à tortorer qu’un chapelet (Béru a de la religion) de dix saucisses, un kilo et demi de lard gras fumé et un jambonneau lorsqu’il demande :
— Maintenant qu’on est dans le pied d’œuvre, bonnis-moi un peu le pourquoi du comment, Mec. Depuis le temps qu’on se pratique, je te connais. T’aurais pas venu ici sans un tuyau de première. Le coup du m’sieur de Brême, ça me paraît un brin chétif pour te déclencher…
Brave homme ! Dès qu’il a moins faim, il redevient consciencieux, mon aminche. Une petite ponction de la moelle et il sera fin paré par l’hallali.
— Le seul tuyau, c’est mon esprit de déduction, Majesté.
Il se verse un grand gorgeon de vin du Rhin et l’écluse sans la moindre fausse manœuvre.
— Toi, si t’auras les chevilles enflées, prends un bain de pied de moutarde, Gars : ça déconjectionne.
— Tu veux bien essayer de raisonner avec moi ?
— J’aurais trop peur de me couler une bielle…
Pourtant, il murmure en fourageant énergiquement dans son tas de choucroute :
— Bon, passe devant, je t’suis !
— D’après toi, pourquoi a-t-on empoisonné Karl Steiger ?
— Ben, parce qu’il faisait chanter les Zautres ?
— Pourquoi les faisait-il chanter ?
— C’te bourderie : parce qu’il était au courant de leurs manigances !
— En quoi le fait d’être au courant lui donnait-il barre sur les AUTRES ?
— Mais… heu… Parce que… T’es con… Parce que, quoi !
Je pointe un index déterminé sur la poitrine du choucroutophage.
— Parce que l’opération a réussi, Gros ! Si le coup avait foiré, si le caillou gisait au fond de la mer, les AUTRES n’auraient pas grand-chose à redouter. En tout cas ils n’auraient pas paniqué au point de liquider Steiger IMMÉDIATEMENT. Conclusion, le caillou est déjà en Allemagne, seulement il n’est pas encore planqué.
— Casquette permet d’induire de la sorte, Santa ?
— Je vais te dire, seulement arrête de mastiquer comme une vache, un sportif, ou un Américain. J’ai l’impression que tu pries à haute voix dans une cabine insonorisée.
— Faut tout de même que j’achevasse ma choucroute, non, merde, s’emporte le Velu. V’là m’sieur Chochotte qu’on n’doit plus lui manger devant, sous peine de l’empêcher de penser. Ah ça, c’est la meilleure.
Par bravade, il s’enfourne la plus importante fourchettée jamais constituée dans un restaurant civilisé.
Attendri, je lui souris.
— Eh bien voilà, Messire… L’histoire telle que je la reconstitue. Découverte du caillou. Les Autres (continuons de les appeler ainsi, faute de mieux) ont vent de la chose et décident de s’approprier le diamant. Ils dressent un plan. Il leur faut un dirigeable. Aussitôt ils contactent leur correspondant munichois, en l’occurrence Steiger, en lui demandant de négocier l’achat d’un engin auprès du maréchal von Dechich, seul possesseur de ce genre de babioles. Le marché est conclu, le FEU O. Q. expédié par avion et réceptionné. En Tathmaziz, le commando des Autres opère et sucre la pierre. Tu me suis ?
Un formidable rot me répond.
Encouragé, je continue ma démonstration :
— Que fait le dirigeable, sa besogne accomplie ? Il survole les immenses marécages et pique sur la mer. Sur la mer où un navire l’attend. On dépose le chargement à bord du bateau en question et on fait sauter le dirigeable pour donner à croire ensuite que le diamant est à l’eau. Effectivement, les autorités françaises mordent à l’hameçon. Pendant que les hommes-grenouilles bathyscaphent au fond de l’océan, le bateau fantôme, lui, regagne son port d’attache à toute vape. Banco ?
— Je crois piger. T’es frappé par le fait que Brême est un port, hein ? murmure le Gros en désignant à travers la baie vitrée un univers de grues. Le m’sieur de Brême… Le port de Brême… Le bateau pour Brême ? C’est ceci-cela qui te remue la cocarde. Les gus ont perdu les pédales hier au chantage de Karl parce que la moindre des nonciations peut leur valoir des conséquences funestes. Pour la bonne raison que le diam est à bord d’un barlu qui vient ou qui va arriver ?