Je lui tends la main par-dessus sa choucroute.
— Impeccable, Gros. Tu as magnifiquement sauté dans ma roue !
Il sourit, boit, se cure les dominos à l’aide d’une des quatre dents de sa fourchette qu’il a préalablement écartée des trois autres.
— Un détail me chiffonne : pourquoi Steiger a-t-il attaqué sa goualante hier seulement ?
Je réfléchis un peu, pas trop longtemps. Mon siège est fait, comme disait un ébéniste du faubourg Saint-Antoine.
— Vois-tu, Alexandre-Benoît, je suppose que ce poivrot de Steiger ignorait à quoi était destiné le dirigeable. Seulement, hier, quand le maréchal l’a appelé pour lui expliquer que deux messieurs voulaient l’acquérir, il a compris que nous étions deux flics français. Il a fait travailler ses grosses méninges et s’est dit que le FEU O. Q. avait dû servir à une vilaine besogne. Alors il s’est payé de culot et a laissé entendre aux AUTRES qu’il était au courant de pas mal de choses. Il leur a demandé du pognon pour prix de son silence.
— Et c’est lui qu’a eu droit au silence, conclut Pépère.
Béru fait claquer ses doigts pour alerter le serveur.
— On pourrait pas avoir un léger rabe de choucroute, camarade ? demande-t-il avec un sourire enjôleur.
Le garçon coltine le chariot à choucroute jusqu’à notre table pour basculer cinq kilos de marchandise fumante dans le large plat ovale servant d’assiette au Gros.
— Et avec ça ? questionne ironiquement le serveur dans un français gélatineux.
— Avec ça, tu me donneras l’adresse d’une bonne radasse, répond le Gros. Car je prendrai une pute en guise de dessert.
CHAPITRE (SI VOUS VOULEZ BIEN)
DIX-SEPTIÈME
Moi, vous me connaissez ? Je ne plaisante pas avec les questions d’amour-propre (comme disait un fabricant de bidets), aussi, lorsque je dépose tout le poids d’une enquête sur le piédestal d’une hypothèse (ainsi que s’exprimait un grand écrivain d’un mètre quatre-vingt-douze) j’ai à cœur que ce dernier soit assez robuste pour supporter ce premier.
Je demande un peu d’aspirine au loufiat, because une dent récemment plombée qui me taquine. Probable que l’homme au davier m’a mal neutralisé le nerf.
— M’sieur le baron a ses migraines ? ricane Béru.
Le soir descend peinardement sur le port. Un soir mouillé, avec tout de même des traînées mauves dans les déchirures du ciel bas. On entend hululer les barlus, crémailler les grues, tohu-bohuter les dockers… Non loin de notre restaurant, l’est une boîte à matafs d’où s’échappent déjà des rengaines. Des charrois pesants achèvent de défoncer le sol pavé. La grosse vie teutonne bouillone alentour comme de la soupe dans un chaudron.
On sort…
L’air sent le goudron, l’eau corrompue, la ferraille…
— Où qu’on va ? demande Sa Rondeur.
Je voudrais bien le savoir…
Après tout, j’ai pu me gourrer. Les choses ne se sont peut-être pas du tout passées tel que je l’imagine ? Encore une fois ça n’est qu’une simple hypothèse.
Le Gravos stoppe près d’une énorme bitte qui n’a rien de très surprenant pour lui, le blasé, et me désigne les troupeaux de gros barlus sombres parqués dans l’eau vert sombre de la Weser.
— Dire qu’il est p’t’-être sur l’un de ces rafiots, ton enviandé de caillou !
— Dire, oui, réponds-je mélancoliquement.
— Doit z’y avoir un moyen, non ?
— De quoi faire ?
— Bédame, de savoir ! Ces barlus, Mec, y vadrouillent pas sans un plan de vol, j’suppose ? Au burlingue maritime du port, on doit ben connaître leurs allées-venues ? Même un yachte donne son programme. C’est pas le parkinge de l’avenue George-V, un port !
Je contemple mon ami en branlant le chef.
— Ça doit venir de mon mal de chaille, murmuré-je.
— Quoi ?
— Ma constipation de méninges. Dire que je n’avais pas pensé à ça ! Pas croyable, non ?
Alexandre-Benoît abat sur mon épaule une main fraternelle.
— L’essentiel, dit-il, c’est que t’aies un homme intelligent à ton côté. J’sus ta bouteille de secours Butagaz, San-A. Lorsque tes méninges patinent, les miens se mettent illico à briller comme la vitrine de Van-Flic, le geôlier de la place Vendôme.
Il porte une casquette noire, ornée d’une ancre, dont la visière plongeante semble être l’auvent de son nez. Des cheveux blonds, grisonnants, sortent en touffes mousseuses de son couvre-sous-chef. Il a le regard blanchâtre. Des pommettes bistres, où végètent des poils.
— Vous désirez ?
Je n’y vais pas par quatre chemins (d’ailleurs son bureau forme cul-de-sac).
— Police française, nous appartenons à Interpol, monsieur l’officier.
Ça fait toujours plaisir à un civil de passer pour un officier, tout comme un Dugenou est ravi d’être pris pour un noble. Il opine bien bas, ce qui implique simultanément un acquiescement et un salut, jette un regard poli à la carte que je lui montre, puis nous désigne deux chaises métalliques.
Votre bien-n’aimé San-A. se lance alors dans une explication sobre, crédible et de bon ton. Je te vous résume le topo. « Nous savons de source sûre qu’un dangereux escroc international qui se terrait en Afrique s’est embarqué tout récemment sur un bateau à destination de Brême. Selon les renseignements qui nous furent communiqués, il se trouvait en Tathmaziz. Quels sont les bâtiments en provenance de cette partie de l’Afrique qui viennent d’arriver, ou qui sont attendus à Brême ? »
Les Allemands, je leur fais pas de cadeau dans mes polars, faut admettre. Vous le savez, j’sus du genre maniaque, et leurs grill-rooms modèle Dachau me sont restés sur la patate (en anglais : on the potato), cela dit (y’a des tas de glandus qui obstinent à employer ceci dit, c’est pas français, ne le me faites pas répéter une fois de plus, sinon ça cacatera !) cela dit, reprends-je, je leur reconnais certaines qualités, dont la plus notoire est la conscience professionnelle. Voilà des julots, question turbin, ils sont de première. Le gus du bureau maritime en est le vivant exemple. Son tableau du planning portuaire, il le sait sur le bout des doigts. Nous le débite en cramponnant le registre, mais sans regarder icelui, tout comme un chef d’orchestre dirige sans mater ce que Béru appelle sa « répartition ».
« Aucun bâtiment mouillé à Brême présentement n’a fait escale en Tathmaziz.
— Quand est arrivé le dernier bateau en provenance d’Afrique Occidentale ?
— Il y a trois jours, c’est le Kelkonos, un pétrolier grec.
Je me livre à un rapide calcul. Impossible que ce bateau soit le bon. Il n’aurait pas eu le temps de faire le voyage de Kelbochibre à Brême.
— Pas d’autres, vous êtes certain ?
L’employé sourcille, vaguement mécontent de mon insistance qui suppose le doute.
— Nein !
— Parfait. Tournons-nous dès lors vers l’avenir, quand doit arriver le prochain bâtiment retour d’Afrique ?
Il n’hésite pas :
— Cette nuit !
Mon guignol se trémousse un peu plus frénétiquement que de coutume. À croire qu’il voudrait sortir de sa cage (thoracique), s’envoler comme les oiseaux de mon ami Pierre Perret. Pas de blague ! Vous voyez le tableautin, mes choutes ? Le battant de votre Santonio qui ascensionne dans l’éther ? Et moi, du coup, rancard avec Dieu. En v’là un, si quand je me pointerai. S’il n’ouvre pas la bouche le premier, Il n’aura pas fini de m’entendre. Des moments, je fais la liste de ce que j’ai à Lui causer. Le cahier des réclamations : un vrai Bottin ! Des trucs et des trucs que je voudrais me faire expliquer. Des machins que j’ai pas bien pigés, dans la foulée de ma vie. Des choses croisées sur ma route et qui m’ont paru un tantinet choquantes… Je vais vous dire : Dieu, c’est peut-être un bon auteur, le dommage c’est qu’il a été mal traduit. Toujours ! Moi, j’aimerais le lire dans le texte, un peu. L’entendre enfin en V. O. Effacer les malentendus accumulés. On va pas rester comme ça, en porte-à-faux jusqu’au Jugement Dernier, quoi, merde !