— Eh bien, imagine-toi que Liliane était en voyage à Brême avec son mari et que nous nous sommes trouvées nez à nez à l’angle de Grosschibredanlémichstrasse et Ravensbrückplatz. On est restées au moins trois minutes la bouche ouverte de saisissement, n’est-ce pas, Lili ?
— C’est vrai, Grett, roucoulé-je en rajustant mon sac à main sous mon brandillon, je n’en suis pas encore revenue. Ainsi donc, voilà ton époux ! Mes compliments, il est bel homme !
En minaudant, je présente ma paluche au commandant. Galant homme, dès qu’il a jeté l’ancre, il me fait un baise-main. J’ai bien fait de me raser les poils sur le dos de la dextre et de m’oindre de crème à la citronnelle. J’étire mes doigts au maximum, je creuse ma pogne pour la féminiser. Notez que je fais une belle gonzesse, grâce aux soins éclairés de Grett. Une perruque blonde, coiffée en rouleaux. Un fardage raffiné : faux cils, vert aux chasses, brun aux sourcils, rose à joues, rouge à lèvres, grains de beauté noirs… Joignez à cela de fausses loloches en caoutchouc, une délicieuse robe imprimée, des chaussures à talons, une voix perchée de travesti et vous admettrez l’œillade admirative dont m’honore le marin.
— Ravi de vous connaître, Liliane, dit-il sobrement. En effet, Grett m’a si souvent parlé de vous que j’ai l’impression de vous connaître. Mais je ne vous imaginais pas si grande…
Je glousse. Puis, rapidos, histoire de changer la converse :
— Permettez-moi de vous présenter mon mari, Alexandre-Benoît Bérurier. Malheureusement, il ne parle pas l’allemand.
— Il est Luxembourgeois aussi ?
— Non, Belge. De Liège…
Mhoröflyk tend la main à mon con-joint.
— Content de vous connaître, dit-il en français. Comment ça va, à Liège ?
— Beuh, ça flotte ! rétorque le Pertinent.
— Vous faites dans l’industrie ?
— Non, je fais à côté, répond mon cher époux. J’achète de l’eau chaude pour en faire de la glace. C’est moi que j’ai équipé Olida on ail quand ils sont venus en Belgium. Ils m’ont voté des compliments espéciaux. Faut dire que chez eux, le plancher, c’est tout, hein ? Faut pas qu’ait de grumeaux…
Il jaspine d’une voix un brin pâteuse, Pépère. D’abord parce qu’il a sérieusement biberonné au cours de la nuit, en attendant le barlu ; ensuite parce que le médicament de Mathias lui chamboule un peu le mental.
Grett intervient opportunément.
— Will, mon chéri Nounours, figure-toi que Lili monte sur un bateau de haute mer pour la première fois. Tu permets que je lui fasse visiter le Nekmair-Jiturr ?
— Naturellement, consent Mhoröflyk. D’autant plus que je ne peux pas quitter le bord avant plusieurs heures.
Roulade de galoches, puis on part en vadrouille, tous les trois, sous les regards concupiscents des matafs en manque de tendresse.
— Bravo, dis-je à Grett, sitôt que nous nous trouvons à l’écart, vous avez été de première, ma chérie.
Elle sourit.
— Si jamais Willy apprend que je l’ai berné, il y aura du vilain.
— Ce serait bien le diable si la véritable Liliane débarquait inopinément chez vous.
M’autorisant de notre « vieille amitié », je la prends par la taille. Je sens frémir sa hanche sous mes doigts. Une vraie passionnée, Grett. Je me la respirerais bien, malgré mon accoutrement, seulement on irait prétendre que je verse dans le salace. Et puis, franchement, je tiens une migraine atroce, au point que je souhaiterais être Louis XVI. Ça me vient de mon foutu plombage. On ne peut avoir envie simultanément d’une femme et d’un dentiste, vous en convenez ?
— Par quoi voulez-vous commencer ? me demande la délicieuse Mme Mhoröflyk.
J’ai envie de lui répondre « Par la fin », en soulignant d’une caresse éloquente, mais nous ne sommes pas là pour gaudrioler.
Je réfléchis.
Que dis-je : je réfracte !
« Un caillou de deux tonnes… »
Ils n’ont pas déposé cette fabuleuse fortune dans la cale, avec le fret ordinaire que la douane va inventorier.
Illogique ! Trop risqué…
Je passe un coup de saveur à mon « mari ». Je devine quand le Gros méninge à l’unisson. À la qualité de son silence. À la façon dont il respire…
Ses yeux cherchent les miens.
— Tu voudrais que je te dirais ? murmure-t-il d’un ton comateux.
— J’aimerais.
— Y z’ont mis « ça » à part…
— C’est ce que je pense aussi.
— Pas loin, pour que ça soye commode à débarquer. Y peuvent pas se permettre qu’on découvrasse c’t objet. Un machin pareil… Tu juges…
— Je juge.
— D’autant que, si tu materais les douaniers doryphores, y boulonnent dans le sérieux. Av’ceux, c’est le grand épluchage.
Grett attend, légèrement à l’écart. Drôle de gonzesse. Elle paraît prodigieusement surexcitée par la situation. Elle espère de grandes choses de cette nuit décisive.
— Bon, résume Gros-bide après un temps de méditation ; nous disons donc : le diamant est à part, bien planqué, facile à débarquer… Seulement il pèse deux tonnes, faut obligatoirement une grue pour manier cette babiole. C’est pas le genre de machin que tu débarques dans ta trousse de voyage, ou même dans ta cantine…
Une grue ! Dès lors le risque réapparaît. Or, tout me dit (mon flair et mon intelligence démesurée) qu’une organisation ayant mobilisé tant d’effectifs et de capitaux, ayant versé le sang pour s’approprier cette folie de la nature, ne peut encourir de compromettre le succès de l’opération.
— Cherchons, soupiré-je laconiquement.
D’un seul coup, d’un seul, l’espoir m’a quitté. Ma frénésie est tombée. Je me dis qu’ils sont trop fortiches, trop bien équipés pour moi. Leur puissance est immense.
On se met à chercher néanmoins…
— Je viens de faire une découverte exceptionnelle ! m’annonce le Somnolent.
Je tressaille, déjà en alerte.
— Quoi ?
— Mon infirmité, Mec : ça y est !
Il me désigne son pantalon paisible comme une place de village après le départ du cirque.
— Tu vois, murmure-t-il : finito, râpé, terminate ! Inscrivez absent ! M’sieur Popaul est en vacances ! On joue « Sur la mer calmée » dans mon Éminence.
— Ben, tu dois être soulagé, non ?
Il hausse les épaules.
— J’sais pas, Mec. J’sais vraiment pas. Je commençais de m’y habituer. C’était pas si tellement désagréable, au fond… J’espère que la charognerie à Mathias m’aura pas mis sur la touche définitivement.
« Bien, conclusion, pour ce qui est de l’affaire, on est chocolat, hein ? Pas plus de caillou à bord que d’histoires marseillaises dans le Bottin mondain. Ces vaches ont dû débarquer leur praline avant d’aborder. Tu parles qu’un coléoptère se sera posé sur leur pont avant qu’ils fussent près des côtes. Si tu permettrais, je vais aller rejoindre Mathias dans la chignole pour en concasser un peu, j’ai une dorme de marmotte. Me semble que je vas glisser dans les bois dormants de la Belle jusqu’à la Saint-Troudemonc.
Comme preuve de ce qu’il avance, il bâille.
— Va, fais-je lugubrement en considérant les deux énormes fraises gâtées qui lui tiennent lieu d’amygdales. Repose-toi, homme de bien…