Il continue de dérouler son document précieux. A cet instant, un petit rectangle glacé tombe sur le parquet. César le ramasse et me le tend.
— J’ai pu me procurer une photo de l’intéressé.
— De quelle manière ?
— J’ai mis le petit inspecteur Rigolet en faction devant son immeuble. C’est un as de la photo. Celle-ci est parfaite.
Je fais connaissance de Stone-Kiroul. Il ressemble à Anthony Perkins jeune. Brun, l’œil luisant et langoureux, plutôt romantique, saboulé avec une extrême élégance. J’empoche le document.
— Voilà de l’excellent boulot, mon père !
— Tu prendras bien une larme de vin d’orange ?
— Non, merci.
— C’est ma femme qui le fait ! insiste-t-il, croyant me convaincre.
Un frisson me gouline l’échine.
— Je regrette, mais je suis encore aux antibiotiques et l’alcool m’est provisoirement interdit.
— Tant pis… Attends, j’ai encore son numéro de téléphone à te communiquer.
Il continue de dérouler son papelard et épelle des chiffres, de sa voix bêlante de vieux bélier podagre qui n’arrive plus à recoller au troupeau.
— Je peux utiliser ton biniou, Césarin ?
— Je t’en prie, mais vas-y doucement car il n’est pas en très bon état.
Effectivement, le combiné a été brisé et ne tient plus que par du scotch. Pour garder la communication, il convient de respecter une parfaite immobilité, sinon elle s’interrompt.
J’obtiens un serviteur, probablement asiatique, cela s’entend à sa voix déférente et un tantinet zézayante.
Il m’apprend que Monsieur est sorti et qu’il rentrera très tard. Y a-t-il un message à lui laisser ?
Je rétorque que je rappellerai.
Ma montre m’annonce vingt et une heures trente-huit.
— Je te laisse, Pinuche. Bravo pour ta prestation.
Il me tire par la manche.
— Antoine, puisque tu travailles en direct pour le Président, ne pourrais-tu pas lui parler de moi ?
Le Chenu pendouille sur ses os, comme des algues à l’armature d’un ponton hors d’eau.
— Légion d’honneur ? Promotion ? Réajustement de pension ? Esquimaux Gervais ? Toblerone ?
— Je voudrais sa photo dédicacée au nom de notre concierge. Elle aimerait faire endêver son époux, lequel est communiste. Elle s’appelle Mme Courjus. Adélaïde Courjus, faut-il te le marquer ?
— Note-le sur un bout de papier, je dirai au Président qu’il s’agit d’une princesse.
Le Fané décide de me raccompagner jusqu’à ma voiture.
Sur l’écran, le cove-bois intrépide épouse la petite glandeuse de la diligence et lui roule une galoche superbe, bourrée de Sida.
La nuit est lourde comme le manteau du sacre de Bokassa. Des cumulus jouent aux nimbus.
Pinuche, décontracté, arque d’un pas glissé de garde royal faisant le con devant Buckingham Palace, because les énormes pantoufles. Sans vergogne, il déambule en pyjama. Avant de sortir, il a seulement décroché son bitos à la patère du vestibule car il ne supporte pas de mettre le nez dehors tête nue.
Pas seulement par frileusité, mais parce qu’il s’agit d’une habitude solidement établie, ancrée, inexpugnable et qu’une habitude, ben mon vieux lapin, quand tu veux t’en débarrasser, tu peux toujours essayer de la saupoudrer de désherbant, ou bien mâcher des cachous à la place : impossible de la faire se sauver. Obstinée comme chien errant ou mouche à miel, elle est.
Nous atteignons ma chignole.
— Tu vas où cela ? s’enquiert le Filandreux au moment où je lui tends la main.
— A la recherche du temps perdu au cours de ma maladie.
— Metz Angkor ?
— Il faut que je trouve le gars Stone-Kiroul dans une de ses boîtes de tantes.
César ouvre la portière côté passager.
— Je vais avec toi.
Mon effarement pourrait être turc car il va croissant.
— En pyjama !
— Bien entendu je t’attendrai dans la voiture. Ça te fera de la compagnie si tu ne le trouves pas immédiatement. Mme Pinaud est en grand ménage du soir car elle va chez sa sœur dans le Loiret, demain ; elle ne sera pas au lit avant deux bonnes heures.
Il prend place. On dirait que je ramène à l’hosto un grabataire qui s’en serait sauvé.
On commence par Le Monoculé, rue Sainte-Anne. La présence de la Pine me permet de laisser ma tire en double file, charge à elle de la déplacer en cas d’urgerie.
La boîte est loin d’être bondée vu que, dix heures du soir, c’est un peu l’aube des nuiteux.
Nez en moins, c’est déjà peuplé de gentils couples, chuchoteurs comme des ruisseaux printaniers. Ils se paluchent ou se bécotent dans les pénombres propices tandis qu’une musique à te décoller les oreilles fait vibrer la salle tel un début de séisme.
Je parcours l’établissement de part en part sans apercevoir le moindre bipède qui ressemblât à Peter Stone-Kiroul.
— Tu cherches quelqu’un, chaton ? me demande un loufiat déguisé en archange (il porte une chasuble blanche avec comme deux ailes dorées dans le dos et marche les pieds nus, mais t’affole pas : y a de la moquette épaisse comme du gazon anglais au sol).
Le chaton adresse un sourire embobelineur à la follingue de service.
— Tu n’as pas aperçu Peter, ma biche ?
— Quel Peter, l’Angliche ?
— Oui.
— C’est pas son heure, grand fou ! Il finit par nous, tu le sais donc pas ?
— J’ai dû me gourer. Et par où commence-t-il ?
— Le Doigt dedans, à Saint-Germain-des-Prés. C’est là-bas qu’il mange son croque-monsieur du soir.
— Merci.
Pinaud s’est endormi bien que seize voitures lui klaxonnent au fion pour obtenir le passage. Je démarre en trombe et la Vieillasse se réveille.
— Rien ? demande-t-il.
— Si : un tuyau. Tu es sûr que tu ne veux pas rentrer faire dodo ?
— Je ne pourrais pas dormir, j’ai une période d’insomnie.
— Des soucis ?
— C’est ma femme qui m’inquiète. Ses reins. Je crains bien qu’une intervention soit nécessaire.
Il me raconte des choses passionnantes à propos du viscère pair de sa chère épouse, allant jusqu’à déclarer que, le cas échéant, il est prêt à lui consacrer l’un de ses propres rognons.
— Ce ne serait pas un cadeau, le douché-je. Avec les camions-citernes de muscadet que tu as éclusés, les tiens doivent ressembler à deux vieux porte-monnaie de cuir râpé.
Il bougonne que, s’il a pu se permettre les excès évoqués, c’est, précisément, parce qu’il possédait des filtres de qualité.
Cette conversation paramédicale, dont l’intérêt ne t’échappe pas, nous permet de traverser la Seine et d’atterrir à Saint-Germain-des-Prés. Parvenu devant Le Doigt dedans, même manège. Seconde file ! Je fonce dans la boîte. Le cadre diffère. C’est moins feutré que Le Monoculé, plus « vivant ». Un immense bar où des gars consomment des nourritures à main, des tables où l’on peut manger sur assiettes… Le « salon » se situe au premier étage. N’ayant pas aperçu mon client dans la partie restaurant, je gravis l’escalier tendu de velours bleu night. En haut, c’est rupinos. Imagine une immense cheminée Louis XIII avec un petit feu, malgré l’été, pour créer l’ambiance. Des banquettes coussineuses, des tables basses sur chacune desquelles somnole la flamme sage d’une bougie fichée dans un bougeoir ancien. Au mur, des tableaux style hollandais qu’on devine plus qu’on n’admire à cause de l’obscurité.