Puis le Précieux secoue sa tête de l’Etat :
— Je ne sais plus, avoue-t-il.
Dès lors, je sursaute. Alarmé ! Je passe outre ma fièvre, mon corgnolon en feu, ma tremblote…
Visiblement, quelque chose ne va pas.
Je flaire un danger, d’autant plus inquiétant qu’il est imprécis.
— Vous ne vous rappelez plus pourquoi vous êtes chez moi, monsieur le… ?
— Non. Je cherche…
J’efforce de lui viendre en aide (de camp) :
— Une mission délicate, probablement ?
— Vous pensez ?
— Ça me paraît plausible.
Il réfléchit.
— Attendez…
J’attends. Heureusement qu’il s’est constitué ce masque de souverain poncif : ça le protège, l’isole. Visage de bois, t’as pas besoin de trop penser derrière.
Soudain, son œil se remet à friser. Il s’est récupéré.
— Je sais ! s’écrie-t-il.
Il avance son séant tout au bord de la chaise pour gagner dix centimètres, ce qui va lui permettre de baisser quelque peu la voix.
— C’est à cause de cela que je viens vous voir, San-Antonio ; à cause de ces brusques pertes de mémoire.
— Je suis flic, monsieur le Président, pas neuropsychologue.
— J’ai consulté un neuropsychologue. Sans lui révéler l’étendue du problème, bien entendu. Vous connaissez ces gens, hein ? Le serment d’Hippocrate, sur l’oreiller, avec une donzelle perverse, vous m’avez compris !..
Il laisse aller les points de suspension comme un interminable passage clouté. Je ne sais quoi de vacillant en lui m’apitoie. Lorsque les grands de ce monde sont frappés, ils inspirent davantage de compassion que les locdus pour qui la merdouille est monnaie courante indévaluable. Il reste bloqué dans sa légende, beau comme un masque nègre, le regard tellement oblique qu’il semble clos, les lèvres minces, faites pour répudier ou proférer des sentences sans appel.
L’ombre de son sourire enfui continue de rôder sur ce beau visage amidonné par l’apothéose d’une réussite tortueuse. Malgré son désarroi, il s’obstine à couver stoïquement sa majesté, comme une poule des œufs, sans trop savoir si ceux-ci ont été pondus par elle ou par la cane du voisin.
Je sens que je dois aide et assistance à cet être d’exception, malgré les affres de l’angine qui me déchire le gosier.
— En quoi puis-je vous aider à surmonter ces défaillances de mémoire, monsieur le Président ?
Un pli, puis deux barrent son front de penseur.
— Quelles défaillances de mémoire ?
Yayaïe, dis, ça semble plutôt grave sur les bords, non ?
— Eh bien, heu, vous vous plaignez d’avoir des pannes sèches…
— Oh ! oui.
Il se penche.
— Il s’agit d’une agression contre ma personne, mon cher commissaire. Je suis victime d’un individu doué d’un pouvoir psychique effrayant.
— Vous le connaissez ?
— Non, mais je ne vois pas d’autre hypothèse satisfaisante. Et pourtant, je suis cartésien ! Moi, en dehors de Dieu, du Père Noël, du chiffre 13 et du pouvoir maléfique des plumes de paon, je ne crois pas en grand-chose. Mais là, je suis bien forcé de me tourner vers l’occulte ! Vous n’ignorez pas que nos amis russes font appel à ce genre de surdoués pour fausser, à l’avantage de leurs leaders, les parties d’échecs internationales ? Je suis convaincu qu’on a placé dans mon entourage un être de cet acabit, chargé de me faire perdre mes moyens. Cela s’opère de façon soudaine. Je suis là, j’exprime une idée, je développe un argument et tout à coup, crac : le schwartz ! Une ombre se projette sur ma pensée, la neutralise rapidement. Si je vous disais que je ne me rappelle plus le numéro du code secret de la force de frappe que mon prédécesseur m’a pourtant seriné pendant une heure le jour du sacre. Je crois me souvenir qu’il y a un 4 dedans, c’est tout ! Notez que ça n’est pas trop grave car notre force de dissuasion ne dissuaderait même pas les Albanais si d’aventure ils tentaient un débarquement sur nos côtes méditerranéennes. Seulement, il y a pire : j’ai oublié également certains numéros téléphoniques qui ne figurent pas dans l’annuaire. Cette situation ne saurait se prolonger. Levez-vous, venez avec moi et démasquez sans tarder mon agresseur mental !
— J’ai quarante et deux dixièmes de température, objecté-je.
Il entrouvre un tantisoit ses paupières.
— Il m’est arrivé de tenir des meetings avec davantage de fièvre, mon vieux. Si vous ne le faites pas pour moi, faites-le pour votre pays ! La France avec des trous de mémoire, c’est inconcevable. Trois millions de chômeurs et des absences cérébrales, ça va où, ça ? Et il y a les élections à gagner ! Je suis certain qu’on me joue ce mauvais tour à cause d’elles.
Il se lève et se décide à approcher ma pestiférence. Le Président ramasse courageusement ma main sur le drap.
— Je vais vous faire une confidence, San-Antonio. Justement, cela concerne les élections… J’avais un plan. Moi, vous me connaissez ? C’est dans les pires situations que je puise mon génie. Une partie semble perdue, hop ! je trouve la faille dans laquelle glisser la main pour saisir le fond du sac et le retourner. Un plan fumant, mon cher ! Qui doit les laisser dans leurs starting-blocks, tous ! Il était si somptueux, si imparable que je me relevais la nuit pour en rire à mon aise, loin de tous ces cons. Je mettais mon réveil sur trois heures pour le cas où la nécessité d’une miction nocturne ne m’arracherait pas du lit, et avant que la sonnerie ne cesse, je riais déjà à m’en faire une hernie.
Il saisit son chef de chef à deux mains.
— Figurez-vous que ce plan m’a échappé. J’ai beau ressasser, me concentrer, me stimuler : impossible de le retrouver. Le noir ! Le noir ! Dense, impénétrable… Si l’un de ces pédants rodomontants de l’opposition vient me casser les pieds à Matignon, ce sera faute d’avoir récupéré mon plan.
Ebranlé par le drame présidentiel, je gobe un rab de pénoche pour dompter plus vitement les squatters de ma gorge.
— Monsieur le Président, avant d’envisager un attentat contre votre psychisme, ne pourrait-on admettre que ces absences de mémoire aient une origine naturelle ?
Il retrouve sa voix grinçante comme quand on lui cause de Rocard.
— C’est ça, parlez-moi de mon âge ! Vieux, moi ? Mais, commissaire, songez qu’à la fin de mon second mandat je n’aurai même pas quatre-vingts ans !
— Je ne faisais pas allusion à votre âge, mais au surmenage consécutif à votre charge. Vous nous portez, Président. Cinquante-cinq millions de gus sur les côtelettes, ça forme une sacrée pyramide humaine. Sans compter qu’il y en a qui remuent beaucoup dans le tas !
Il va pour déclarer :
— San-Antonio…
— Monsieur le Président ?
— Non, rien… Je… je ne sais plus ce que j’allais dire.
ÇA SE DESSINE
Bon, qu’est-ce que tu veux : fallait puiser dans mon stock d’héroïsme. Je pouvais pas le laisser patouiller dans son cloaque.
Il voulait être bien certain que j’allais l’accompagner. Je représentais une perspective de salut et il me surveillait comme un dinamitero surveille la combustion d’une mèche : s’assurer qu’elle crame convenablement avant de prendre le large.
J’ai conjugué tous mes efforts comme on dit puis. Toujours, tu verras : on conjugue ses efforts ; plus aisément que le verbe moudre. J’ai rabattu drap et couvrante ; me suis assis sur mon lit. Ça valsait intense. Comme je ne porte qu’une veste de pyjama, malade ou non, la peau de mes roustons s’étalait sur le matelas, vaste comme une aile delta. Par contre, l’angine me recroquevillait le bigorninche. Je sais des dames, comblées par mes soins assidus, qui auraient écarquillé grand les vasistas en m’avisant aussi mignard. La zifolette farceuse, c’est fou ce qu’elle change d’aspect selon ton état d’âme ou de santé. Tantôt mandrin féroce à défoncer les portes de granges, tantôt humble abat pour le chat, le vrai, celui qui fait « miaou » et qui a des moustaches.