— Alors ainsi, l’Président t’a chargé d’mission ?
— J’ai eu ce grand honneur.
Le ministre pioche quatre cents grammes (environ) de choucroute et lard fumé dans sa platée et se les enfonce au point marqué « A » sur le schéma consacré à la fonction digestive.
— … omment t’ l’as… ouvé… ? n’articule-t-il pas.
— Je vous demande pardon, Excellence ?
Grouaff ! Exit la choucroute.
— Je t’ demande comment t’est-ce t’l’as trouvé, l’Président ?
— Pourquoi cette question ?
— Ecoute, Sana, c’est top secret, mais pour toi y a pas d’ cachotteries. Dans son entourement et son environnage on est inquiet d’à son sujet. Paraîtrait qu’y s’mettrait à rouler un chouïa su’ la jante, not’ Empreur. Y veulent tâcher d’ l’ faire durer jusque z’aux z’élections en cachant la merde au chat, mais son cerveau fait un peu la pâte à mod’ler ; j’sais d’ source thermale qu’y s’rappelle plus son blaze. Y font croire qu’y vaque d’ gauche à droite (et même d’ plus en plus à droite) messe en réalité, y l’ont bouclarès à Brégançon où on peut mieux l’ planquer. Tu crois qu’il est nazebroque, toi ?
— Non, dis-je, envoûté seulement.
— T’es louf !
— Hélas non. Je n’ai jamais encore travaillé dans la quatrième dimension, Gros, crois-moi, c’est pas de la tarte ! Allez, ciao !
Je me lève. Bérurier feule un grand coup, puis à bout d’exhalaison murmure :
— Tant qu’on est seuls, les deux, passons, mais si y aurait une tierce en personne, j’t’serais r’connaissant de pas m’app’ler « Gros », c’est incorrèque !
Le havre : Félicie’s house !
« Ouf ! » me dis-je en aparté après avoir repoussé la porte de la grille dont la sonnette tintinnabule.
M’man s’avance sur le seuil, immuable et si belle. Elle rayonne de cette joie ardente que lui apporte chaque fois mon retour.
Je presse le pas et la biche dans mes bras. Je serre fort pour la bercer.
Et puis elle s’écarte pour me reprendre en charge, faire le bilan. Elle veut toujours savoir « où j’en suis », ma vieille. Et moi de même, par la même occase. Un regard échangé nous permet de faire le point.
— Tu as l’air ennuyée, m’man, observé-je. Mauvaises nouvelles de Toinet ?
Notre pièce rapportée est en colonie de vacances chez les Rosbifs. Une institution très bien. On espère qu’il n’y fait pas trop le con et y apprend quelques rudiments d’anglais.
— Non, non, je l’ai eu au téléphone hier soir, il s’amuse bien… Ils ont visité Londres, jeudi dernier et il s’est fait photographier auprès d’un garde de la reine.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
M’man hésite, mais quoi, de toute manière je vais l’apprendre.
— Marie-Marie se marie, annonce-t-elle d’une traite.
La phrase a l’air d’un calembour.
Pour Bibi c’est un seau d’eau glacée en pleine poire.
Je m’ébroue le mental.
— Elle nous a déjà annoncé la chose plusieurs fois, je profère d’une voix molle.
— Mais maintenant c’est décidé.
Et Félicie y va de son couplet :
— Quand elle te disait qu’elle voulait se marier, tu lui jouais ta grande scène d’amour et elle renonçait, espérant que tu allais t’exécuter. Et puis rien ne venait jamais, Antoine. Vous êtes allés jusqu’à vivre ici quelque temps, mais tu ne te décidais toujours pas à l’épouser. Elle a été nommée à Chartres et vous avez cessé de vous voir. Elle t’a écrit dix lettres au moins auxquelles tu n’as pas répondu…
Les reproches de ma vieille pleuvent sans bruit sur mes épaules, comme une ondée d’automne. J’opine. Oui, oui, tout cela est vrai : c’est ma faute. Je l’ai « charlentée » comme nous disons dans notre chère province. Des promesses, des amourades, mais pour l’anneau nuptial, mañana !
— Et qui épouse-t-elle, un confrère, bien entendu ? Prof de quoi ? Maths ? Français ? Histoire ? Géo ?
— Non, un docteur.
— Ah ! bon.
— Elle a été malade et…
— Et il l’a bien soignée ; je vois…
Mon ton acerbe traduit mon dépit mal rentré. M’man me saisit le bras et appuie sa joue contre mon épaule.
— Peut-être serait-il encore temps, mais cette fois il faudrait t’exécuter tout de suite, Antoine.
Je secoue la tête.
— Non, laisse. Tu viens de prononcer le mot exécuter. Si je « m’exécutais », comme tu dis, ce serait en effet une exécution. M’man, je peux pas demander à une épouse de vivre la vie que je te fais mener. Une mère, c’est fait pour attendre, mais pas une femme.
— Tu n’envisagerais pas de…
— De changer de métier ?
— Tout au moins de te reconvertir dans une branche plus… sédentaire ?
— Tu sais bien que non, ma poule. Dans ma vie, il n’y a que toi et mon job ; c’est tout. Et par « c’est tout » j’entends que ça représente la totalité de ce qui peut me combler, comprends-tu ?
— Tu as de la peine ?
— Oui, mais j’en ferai un livre si elle insiste trop. J’espère que son toubib est un type bien, pas trop con, pas trop égoïste, et qu’il n’a jamais eu les oreillons, sinon c’est moi qui lui ferai ses gosses.
Elle sourit.
— Bon, va t’habiller, m’man, je t’invite au restaurant.
— Crois-tu ?
On dirait une toute jeune fille effarouchée, ma Féloche.
— Je t’invite au chinois, tu en raffoles, chez monsieur Yang, l’un des meilleurs chefs de Paris.
Elle court se préparer et moi de même par la même occase. Planté devant ma garde-robe, je file un œil à mon smoking. Devrai-je le mettre pour aller à la noce de Marie-Marie ? La nièce d’un ministre, fatalement, ce sera un grand mariage, non ?
M’man est belle comme une dame de la haute dans sa robe bleu marine à pois. D’ordinaire je ne raffole pas des pois, mais je dois convenir que sur elle ils en jettent. Un col châle, une ceinture blanche et bleue, elle vient de se gommer quinze piges, la chérie. La ligne, en plus ! Toujours taille de guêpe, Félicie. Un nuage de fond de teint, un rouge à lèvres à peine marqué, et son collier d’or composé d’une longue chaîne trois fois enroulée à son cou : un cadeau de son grand fils, un soir de « prime exceptionnelle ».
— Ben, ma loute, tu vas draguer à mort dans cette tenue ! m’exclamé-je.
La voilà toute éperdue d’effaroucherie.
— Antoine, ne dis pas des choses pareilles !
Je la contemple avec amour. C’est vrai qu’elle aurait pu « refaire sa vie », m’man. Et qu’elle pourrait encore. Je me rappelle même deux trois grelus qui lui firent du gringue, à certaines époques, et qu’elle découragea vite fait bien fait parce qu’elle nous sera toujours fidèle à mon père et à moi. On est ses deux hommes. Que l’un d’eux soit mort depuis des lustres ne change rien à cette institution que nous formons depuis qu’elle a répondu « oui » à un maire du Bas-Dauphiné. Moi, en puissance seulement, bien sûr, mais programmé dans son destin, m’man. Fils de l’homme, prolongement de l’homme, nouvel homme… Une histoire d’amour ; une vraie.
Si je ne m’étais pas attardé trente ou quarante secondes à la détailler avec émotion, à lui consacrer ce temps de silence admiratif, je n’aurais pas reçu le coup de grelot de Biboche, vu que nous étions déjà sur le seuil de la lourde. Et puis, comme je filais un tour de clé, « Dringgg ! ». Mon réflexe ç’a été de passer outre que, et merde ! on part en java, foutez-nous the peace !
Mais tu sais ce que c’est ?
— Va répondre que je ne suis pas là, m’man !
Elle se précipite sur le poste de la cuistance.
— Allô ? Bonjour, monsieur, non, il n’est pas ici. Dois-je lui laisser un message pour quand il rentrera ? Pardon ? Que l’officier de police Biboche l’a appelé. Que c’est urgent.
Elle va pas plus avant, Féloche. Je suis déjà à côté d’elle, m’emparant du combiné.
Biboche c’est le gonzier qui s’occupe des « écoutes ». Un rat mulot toujours fringué quatre épingles. Il se prend pour Brummell mais fait mannequin de grand magasin bulgare.
— C’est moi, je t’écoute !
— Oh ! bon !
Il perd pas de temps à s’étonner du mensonge de Félicie, ni moi à m’en excuser.
— La fille a déjà appelé ! annonce-t-il.
— Lequel des deux mecs ?
— L’Hindou.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Je n’en sais rien encore.
— Comment ça ? m’étonné-je.
— C’est un domestique qui a décroché, elle lui a dit, en anglais, qu’elle était miss Iria et qu’elle voulait parler à son oncle. Le larbin a envoyé l’appel sur un autre poste et, à partir de là, l’oncle et la nièce ont discuté en dialecte de leur pays. J’ai tiré plusieurs copies de leur communication et mes petits copains vont faire écouter la bande à des Hindous qu’ils essaient de recruter dans des restaurants folklos de Saint-Germain-des-Prés ; dès que j’aurai la traduction je vous aviserai.
— O.K. ! Je dîne en ville. Je serai au Mandarin, le chinois de la rue de Berri.
— Entendu.
Cette fois nous caltons. J’espère que je vais finir par y voir un peu plus clair dans cette flaque d’encre de Chine, non ?
On commence par des travers de porc, ensuite une fabuleuse langouste sauce aigre-douce et, pour suivre, un canard laqué.
M’man renonce aux baguettes, malgré mes leçons. « Je me demande, Antoine, comment tu peux en user avec une telle facilité ! »
Elle est fière de moi, pour ça aussi. Une mère, surtout une comme elle, tu peux déféquer sur la table, elle crie bravo, prend l’Univers à témoin de ton incomparabilité.
Un petit coup de rosé de Provence qui se conjugue si bien avec la tambouille chinoise. On parle « du » mariage, naturellement. Marie-Marie qu’on a connue si mouflette, si espiègle. Et qui est devenue belle et sérieuse, avec un mystère de femme. Une énergie de femme. Alors, elle plonge, cette fois ? Elle m’adore, pourtant, m’attend depuis l’enfance, a cru plusieurs fois m’avoir enfin pour elle, mais le grand dégueulasse de Sana, penses-tu, Lisette ! Se marier alors que le monde est peuplé de culs sublimes qui n’attendent que sa grosse bibite pour faire la fête ! Je pouvais pas la mettre au congélateur, cette gosse.
Une paix triste s’étale en moi. Puisque tout cesse, immanquablement, un jour ou l’autre, autant que ce soit une affaire classée, Marie-Marie. Un capiteux souvenir, un lumineux moment. En route, ma fille, le moment est venu d’apporter ta contribution. Ponds tes gosses, aime-les et pleure pour eux !
A la table voisine de la nôtre : deux couples B.C.B.G. faussement badins, cherchant à s’entr’impressionner. L’un des matous, cadre supérieurement supérieur, baisse la voix tout à coup, ce qui, bien entendu, mobilise l’attention générale.
Il chuchote comme quoi il paraîtrait que le Président aurait des charançons sous la coiffe depuis quelque temps ; qu’il patouillerait de la matière grise. Ça le fait marrer, cézigue odieux. Les gens n’ont autrouducune compassion lorsque leurs intérêts ou leur philosophie politique sont en jeu !
Il donne le fait sous toute réserve, le bécébégiste, mais y a pas de fumée sans feu, n’s’pas ? Ses compagnons se réjouissent. L’autre glandu déclare que ça va chier des rondelles de fromage mou pour la gauche.
M’man hoche la tête avec commisération. Elle déteste qu’on se félicite des maux d’autrui. Et c’est alors que l’officier de police Biboche fait une entrée de lézard dans le restau. Beau comme une bite de coiffeur pour dames, saboulé Bodygraph, de la tête aux arpions et de pied en cap (de vieille). Il nous cherche, du bout de son cou télescopique, nous repère, s’approche, l’échine comme le panneau signalisant les dos-d’âne.
Je le présente à m’man. Il s’incline à quarante-cinq degrés. Se redresse un tantisoit pour me présenter deux feuillets dactylographiés par un mec ignorant tout de la machine à écrire, beaucoup de la syntaxe et pas mal de l’orthographe.
— Ça n’aura pas été long, n’est-ce pas, monsieur le commissaire ? il cautèle, de son ton mielleux qui englue les mouches.
— En effet, approuvé-je sobrement (ne jamais trop mouiller la compresse aux subordonnés, sinon, très vite, ils se croient supérieurs à toi et te pissent contre).
Je déplie les feuillets et lis exactement ceci :