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Il ôte sa casquette (il a toujours eu, lui, le chef suprême, la marotte des couvre-chefs), la dépose à l’envers sur le plancher et y place ses lunettes.

Une marque rouge se lit sur son nez, causée par la monture. Il la fourbit entre pouce et index pour l’atténuer.

— Ne me demandez surtout pas l’objet de ma visite, je l’ignore moi-même. Un élan. Un instinct. Il se trouve que ce matin je me suis réveillé tôt avec le sentiment que j’étais en sursis. Je m’explique : ces derniers temps, je me sentais envoûté. Je répète, commissaire : en-voû-té. J’avais l’affreuse impression qu’une volonté pesait sur la mienne, que ma personnalité, mes pensées les plus secrètes se trouvaient sous tutelle. Je n’avais plus de libre arbitre, j’étais incapable d’initiative. Des symptômes horribles de l’amnésie, j’étais passé à la perte de contrôle de mes actes. Ils m’échappaient. C’est abominable. Quelqu’un m’investissait. Je ne trouvais de rémissions que la nuit, comme si l’esprit qui me dominait me rendait un peu de ma liberté psychique en s’abandonnant lui-même au sommeil. Je dépendais de son état de veille et récupérais pendant son relâchement mental. Un enfer ! J’ai tout envisagé : la cure de sommeil, le suicide, voire même la démission ! Vous m’entendez ? La démission, moi !

— Et ce matin, vous êtes affranchi de cet envoûtement, monsieur le Président ?

Le Proconsul croise les doigts pour conjurer son mauvais sort de merde.

— Hé ! doucement ! Disons que je sens un relâchement de cette emprise féroce. Un simple relâchement.

Je m’abstiens de tremper mon croissant dans mon café en présence du Glorieux, puisque les bonnes manières proscrivent cette pratique, pourtant si délicieuse ; encore qu’il doit bien le faire quand il est seul, l’Amour.

Je grignote les deux cornes de cette merveilleuse pâtisserie des humbles et, brusquement, m’enquiers :

— Président, un après-midi de la semaine passée, sur les choses de dix-sept heures, n’avez-vous point éprouvé un pareil relâchement de la pression psychique ?

Il se dresse sur un coude.

— Si fait ! Pourquoi ?

Que lui répondre ! Je ne vais pas lui dire : « Parce que cette gourgandine d’Iria Jélaraipur était occupée à « envoûter » la future reine d’Angleterre ! Ses dons étant conjugués sur une nouvelle cible, vous avez bénéficié de ce que j’appellerais une chute de courant. » Et cependant c’est cela que je pense. De même suis-je convaincu qu’elle fait relâche aujourd’hui avec notre populaire Président parce qu’elle est concentrée sur un nouvel objectif. Est-il opportun de tout lui raconter d’Iria Jélaraipur ? Cela ne risque-t-il pas de porter un coup fatal, définitif, à son moral déjà cruellement atteint ? A moins que, pour se délivrer de la « sorcière », il ne confie aux services secrets le soin de la mettre à la raison ?

Raison d’Etat.

Mais l’Etat n’a pas toujours raison.

Alors, je la ferme.

— Croyez-vous que si je me rendais aux antipodes, j’échapperais au maléfice, mon cher ami ?

— Peut-être…

— J’ai bien envie d’aller faire une tournée des popotes dans le Pacifique, histoire de faire endofer ces voyous de Greenpeace qui n’en finissent pas d’aboyer contre nos installations nucléaires. De quoi je me mêle, je vous demande un peu ? Des îlots perdus… même pas : des atolls ! Nous chercher noise pour un agglomérat de coraux. C’est eux qui nous polluent, San-Antonio !

— Je trouve aussi, monsieur le Président.

— Qu’ils y viennent, et je les désintègre comme des Japonais, ces salauds !

— Ça ferait jaser, monsieur le Président.

Il réfléchit.

— Moui, vous avez raison. Ce qu’il y a d’éprouvant, en régime libertaire, c’est qu’on doit toujours tenir compte de l’opinion publique. Nos camarades soviétiques, eux, n’ont pas tous ces scrupules. Rappelez-vous l’avion coréen. Poum ! Descendez on vous demande. Moi, je tire sur un bateau de pêche espagnol et on crie au charron ! Il leur demandait quoi, aux Soviétiques, ce Boeing ? Rien ! Tandis que moi, en cartonnant ce chalutier, je défendais nos harengs, vous en êtes bien d’accord, commissaire ? Merci. Pour vous en revenir, je vais essayer de fuir le mauvais œil de l’autre côté de la planète. Tenez, je vais aller assister au prochain lancement d’Ariane. C’est performant, Ariane, prestigieux. Regarder partir un peu de la France à travers le cosmos, voilà qui est grand, non ? Même ces fesse-mathieux de l’opposition applaudiront à cette décision. La gloire de la fusée rejaillira sur la mienne, l’amplifiera ! D’accord ; vous avez raison : je pars.

Il s’allonge complètement sur mon lit.

— Me trouveriez-vous outrecuidant, commissaire, si je m’invitais à déjeuner chez vous ? J’ai quartier libre jusqu’à seize heures. Cette atmosphère de paix que je trouve ici me ragaillardit. Chez vous, je me sens mieux que dans un fortin. Un calme miraculeux m’envahit. Ils sont bons, vos croissants ? Donnez-m’en la moitié d’un. Merci. Vous savez, San-Antonio, je commence à comprendre Napoléon. Je m’étais toujours demandé pourquoi, après Waterloo, il était allé se réfugier en Angleterre, c’est-à-dire chez l’ennemi. Ce comportement me paraissait sot et odieux. A présent je sais. Le seul refuge de l’homme vaincu, c’est la demeure de son vainqueur. Partout ailleurs, il serait un paria. Mon refuge, à moi, monarque moderne, c’est la maison de mon peuple. Vous votez, j’espère ? Tant mieux. Et pas pour moi ? Merci. Je peux donc me sentir bien chez vous, à tête reposée.

Il enfonce son occiput dans mon oreiller qui conserve mon empreinte. Ferme les yeux ! Comme il est formellement beau. D’une noblesse infinie. Marmoréen. On croirait son masque mortuaire.

Il s’endort.

Je saisis mon plateau, me retire à pas de loup.

Tout éperdue, Félicie a mijoté un repas de liesse pour notre Seigneur. Elle a ouvert une boîte de foie gras, cadeau annuel de Lasserre ; pour suivre, elle mijote un poulet au vinaigre accompagné de menus haricots verts répartis en petits fagots enveloppés d’une barde de lard ; ensuite c’est le rôti de veau des dimanches, aux girolles. Pour finir : fromage de canuts et tarte tatin.

Informé de ce programme, je sélectionne les vins adéquats : château-d’yquem 67 pour le foie gras, un richebourg, et pour finir, une bouteille de roteux pour si des fois le Président voulait se pétiller la clape au dessert. Cette légère digression gastronomique, non pour tirer à la ligne, ce qui n’est guère mon genre, mais pour l’éducation du lecteur analphacon. De même qu’on rétablit l’histoire-géo et l’instruction civique à l’école, de même il convient d’initier le Français, détenteur depuis toujours de la science bouffemique à la Table (lui qui ne connaît — et encore ! — que les tables de logarithmes). J’écris utile. Et dis-toi bien que si je suis dans le Larousse, donc reconnu d’utilité publique, c’est pas grâce à mes fautes de français.

La maison embaume lorsque le Président descend. Il se tient la tête à deux mains.

— Vous avez la migraine, monsieur le Président ? s’inquiète m’man.

Il a un geste vague, désabusé.

— Peut-être…

Et à moi :

— Je pense que ça « recommence », commissaire. Je dormais comme un Jésus, et puis des cauchemars ont commencé de m’assaillir. Je rêvais que j’allais dans le Pacifique pour assister au lancement d’Ariane ; mais cette conne de fusée foirait miséreusement ; j’avais l’air idiot comme si c’était ma faute…

— Asseyez-vous et prenez un verre ! fais-je avec autorité. Ici, vous êtes en sécurité. Détendez-vous et dites-vous bien que la réalité dément nos rêves. Ce lancement sera une apothéose ! Nous allons déguster un verre d’yquem, Président. Il est convenablement frappé. Respirez ces bonnes odeurs de cuisine. Vous allez vous régaler.