Un regard à la pendule.
— Tu as fait long, soupire-t-elle.
— Ç’aurait pu être pire, assuré-je en envoyant promener mes fringues, mais tu n’as rien perdu à attendre, regarde un peu ce que je te ramène, Germaine !
Elle regarde et lance un cri de liesse quelque peu teinté d’inquiétude. Faut dire que ce que je lui exhibe donne à réfléchir.
La soirée fut calme.
Sandy, ravagée des genoux aux paupières par mes entreprises fougueuses, me présenta le soir à son compagnon, homme charmant, con et blond, businessman avisé, sans doute, mais qui se flanquait une bouteille de bourbon dans le corps tout de suite après son dernier rendez-vous. Il devait baiser sur magnétophone, en tout cas pas la nuit car il s’endormit avant la fin du repas. Je l’éveillai, l’emmenai au bar où il vida encore soixante-dix centilitres de Four Roses, puis je l’aidai à gagner l’ascenseur et de là ma propre chambre où je le fourrai dans mon lit, simple mesure de prudence car je redoutais une attaque nocturne de mes ennemis. Mais le lendemain, après que je l’eus remplacé au pied (c’est le cas d’y dire) levé dans son propre appartement, il ronflait encore.
Je m’étendis auprès de lui, le laissai se réveiller, puis me réveiller et prétendis qu’il avait voulu coucher dans mon lit, ce qui l’amusa aux éclats.
C’était, je te le redis, un con authentique, mais un con assez simple avec l’esprit le plus droit et je me plus à le surnommer Candide.
Nous nous fîmes des au revoir joyeux, avec promesse de se retrouver sous peu et je leur pris congé.
Je parvins sans encombre ni décombres à destination.
Le Bihar est un vaste pays verdoyant, à la végétation de rêve. Tu te crois dans Paul et Virginie. Raâm-Dhâm, la ville principale, ressemblait tellement à la Tour-du-Pin (38) que je fus presque tenté de demander des nouvelles de Valentine Guillet, une amie de pension à maman qui tient une bonneterie-mercerie là-bas. Néanmoins, c’est du mage Kandih Raâton que je me mis en quête.
Sa réputation était si grande que tout le monde le connaissait et il me fut aisé de découvrir sa retraite. Le mystérieux bonhomme habitait hors de la ville, dans une maison coloniale tombant en ruine. La bicoque avait dû être bien dans sa jeunesse, mais elle était devenue lépreuse et croulante. L’ardente végétation la cernait, l’escaladait, et un arbre avait même percé le toit de la véranda. Il ne restait de celle-ci qu’un plancher disjoint, aux lattes vermoulues et une balustrade en pointillés. Des chats efflanqués, aux yeux bleus, cruels, me regardaient venir, allongés sur les marches branlantes. Ils s’enfuirent lorsque je fus trop près d’eux.
Une vilaine toux catarrheuse mobilisa mon attention. J’aperçus un homme dans un rocking-chair, derrière une touffe de bambous. Si ce type-là n’avait pas cent ans, c’est qu’il avait perdu son extrait de naissance et s’en était refait faire un en trichant sur sa date de naissance. T’aurais dit une momie dans des hardes d’allure encore militaire. Un long short beige, des chaussettes montantes dépenaillées, une chemise verte avec une chiée de poches, un casque colonial comme on n’en trouve plus que dans les revues des Folies-Bergère. Il restait immobile sur son siège mouvant, droit, le regard fixe, le menton casse-noisettes. Il avait dû paumer depuis des décennies son dentier et ses lunettes ; peut-être bien sa mémoire aussi. Sa face n’était composée que de trous d’aspect funèbre. Il économisait ses gestes et ne devait plus se nourrir que de l’oxygène ambiant, comme ces fleurs qu’on te vend dans des bocaux et qui s’éternisent chez toi sans que tu t’en occupes un instant.
Je m’approchai, le saluai avec la déférence que lui valait son âge canonique et lui demandai s’il était le mage Kandih Raâton.
— Pour qui me prenez-vous, gentleman ? demanda-t-il d’une voix d’outre-tombe.
Il avait un accent anglais tel qu’il devait être au moins britannique. Effectivement, et sans que j’eusse à le questionner, il m’avertit qu’il était le colonel Branlett, de l’ex-armée des Indes.
Bien qu’anglais, il se montrait disert ; sans doute se trouvait-il en manque d’interlocuteurs ? A la retraite depuis une quarantaine d’années, veuf et sans enfants, il avait choisi de terminer sa vie dans ce pays qu’il aimait. J’eus droit à ses états de service, à la liste de ses décorations, à ses considérations sur l’Angleterre Nouvelle, lesquelles n’étaient pas fameuses.
Quand il se tut, je me dis qu’il venait de produire l’ultime effort de sa longue existence et que je devais me préparer à recueillir son dernier soupir, encore que je n’aurais su où le mettre. Il avait les yeux clos, la bouche comme un trou de balle de jument noire et des narines de squelette d’oiseau migrateur.
Timidement, je me risquai à réclamer le mage. Il y eut un long silence. Le colonel Branlett cherchait à se rappeler comment il convenait de s’y prendre pour respirer, puis pour parler. Ça lui revint au bout d’un temps interminable.
— J’ignore si ce vieux saltimbanque vit encore, dit-il, cela fait plusieurs mois que je ne l’ai vu.
— Où aurais-je une chance de le rencontrer ?
Branlett fit un effort colossal et parvint à me désigner sa masure.
— La pièce du fond.
Je remerciai et m’y risquai.
Le capharnaüm (Herculanum et Pompéi) était indescriptible, ce qui va m’éviter de te le raconter. Sache simplement que je trouvai, dès l’entrée, une folle accumulation de caisses, de meubles, d’objets, de denrées plus ou moins comestibles, d’armes, de livres, de récipients et de détritus. Une odeur âcre et suffocante me chavirait. Par-dessus celle de la merde et de la pourriture, c’était l’odeur de vieillesse qui prédominait. La plus horrible ! Les autres, en te bouchant les narines, tu finis par les braver. L’odeur de vieillesse s’insinue. Elle ne te pénètre pas seulement par tes voies olfactives mais par tous tes autres sens. Elle t’atteint, te contamine.
Je me déplaçai au milieu de ce bazar effroyable comme sur un sol marécageux, cherchant des endroits où je pouvais avoir pied. Cela avait dû être la pièce à vivre jadis, mais avec le temps et l’abandon, c’était devenu un repaire de bêtes fauves. Je parvins à le traverser pour gagner une porte (la pièce en comportait deux en comptant celle de l’entrée). L’ayant poussée, je débarquai dans un endroit plus exigu, dont la nudité contrastait avec le fourbi innommable encombrant le premier local. Il n’était meublé (si j’ose ainsi exprimer) que d’une natte crasseuse, d’un réchaud à alcool et d’une grande boîte de thé. Un robinet gouttait au-dessus d’un évier de pierre. Le lieu était sombre, ne prenant le jour que par l’imposte aménagée au-dessus de la porte.
Pour te compléter le descriptif, je dois te signaler qu’un trou était creusé dans le carrelage du sol. Un trou d’à peu près trente centimètres de diamètre. Un second vieillard se tenait accroupi au-dessus du lit, se livrant à une occupation singulière. Il avait avalé l’extrémité d’une longue bande de toile, l’avait digérée et elle était ressortie par les voies dites naturelles, celles qui servent de centre d’accueil au Sida.
Le bonhomme avait récupéré cette extrémité en question et il tirait dessus, conservant la bouche ouverte pour que la bande pût se dérouler. En somme, des mètres de toile défilaient à l’intérieur de son corps comme au travers du canon d’un fusil. C’était sa façon hindoue de procéder à sa toilette intime. Elle en valait une autre mais nécessitait toutefois un entraînement particulier.
Le mage Kandih Raâton me parut encore plus âgé que le colonel Branlett. Comparé à lui, le mahatma Gandhi ressemblait à Oliver Hardy ou au bon Président Daddah (Mauritanie te salutant).