Il est la maigreur indicible, presque plus rien ; un peu d’os et de peau parcheminée. Mais il lui reste son regard, et quel ! Deux pointes d’acier noir qui lancent des éclairs. Tout en se fourbissant la boyasse, il me fixe. Et je me sens tout bizarre, tout fuligineux, évasif, comme l’était l’Illustre dans le parc de l’Elysée. Lointain de l’âme. Détendu.
— Pardon, bafouillé-je, je vais vous laisser à votre toilette.
— Non, restez, vous ne me gênez pas, dit Kandih Raâton d’un ton encore ferme.
Quand il me parle, je crois voir des flashes sortir de sa bouche ; de grands flashes aux bords lumineux.
— Je vous attendais, me dit-il. Je sais pourquoi vous êtes venu et j’approuve votre démarche. J’ai été trahi par Iria. Elle a mis son pouvoir au service du mal. Elle s’est laissé emporter par les manigances de son oncle, l’odieux maharaja de Mormoalkipur. Vous la ramènerez dans le droit chemin ; moi, d’ici, je ne puis intervenir, mon œil capte ses gestes mais ne parvient pas à les neutraliser…
Il parle clairement malgré la bande qui défile dans sa bouche, sa gorge et le reste.
Cet homme est une espèce de saint rayonnant dont l’esprit m’illumine. Je l’écoute religieusement, plus adverbial que jamais, recueilli jusqu’à l’extase.
— Vous, mon fils, poursuit-il, vous êtes un être téméraire, plein de contradictions, animé souvent des sentiments les plus fous, mais votre nature profonde est un sol fertile. Vous avez faim d’absolu et votre générosité vous sauvera. Puisque vous avez découvert mon rôle dans le don d’Iria et pris l’initiative de venir me voir, au prix de grands dangers qui ne sont pas encore conjurés, je vais vous équiper le grand O. Ensuite, vous serez doté du savoir et disposerez d’une puissance très grande, mais qui s’achèvera avec moi, c’est-à-dire dans peu de temps, car vous ne serez mon prolongement que de mon vivant.
— Qu’il en soit fait selon votre volonté, dis-je.
Il a fini de se passer la bande de par le corps et se met à l’enrouler en vue de sa prochaine toilette. Ses gestes sont lents et nobles.
— Allongez-vous sur ma natte, les bras le long du corps, et détendez-vous le plus possible. Tentez de faire le vide en vous. Confiez-vous à moi sans réserve ; rien de grand ne peut s’opérer sans la confiance et l’amour. Ainsi, ce qui aura perdu Iria, c’est son machiavélisme. Elle a accepté que son oncle ait manigancé un détournement d’avion pour justifier qu’elle se trouve à Gibraltar, et, à cause de vous, l’opération a été un échec. Elle a dû se rendre là-bas ensuite par des voies normales, si elle les avait prises tout de suite, tout se serait très bien passé pour elle. A trop vouloir cuisiner son curry de volaille, on le rate, comme l’a dit le mahatma Gôhé Miyôh. Vous êtes prêt ?
— Je m’y efforce, maître.
— Ne réagissez pas ! Abandonnez-vous…
Il se couche à plat ventre sur moi.
— Ouvrez la bouche.
J’ai décidé de lui être soumis totalement et donc j’ouvre la bouche.
Je n’éprouve aucune répulsion. Ce vieux bonhomme doit puer comme une grève des éboueurs d’au moins trois mois, mais je ne le sens pas. Il pose son moignon de visage contre le mien. Ses yeux me transpercent. Il se met à psalmodier dans ma bouche et son souffle me chatouille la luette. Je m’abîme dans un vertige suave.
Blanc.
Blanc.
Blanc.
Je ne pense plus à rien. Je deviens un pur esprit vagabond.
Et puis, c’est le retour. Merci.
Il était si léger que je ne perçois même pas l’absence de son poids sur mon corps lorsqu’il se redresse.
Il allume son réchaud et va tirer de l’eau dans une casserole dont le cul est plus noir que l’âme d’un contrôleur fiscal.
— Vous prendrez un peu de thé avec moi ?
— Volontiers.
Le thé, moi, c’est pas ma tasse de thé, tu le sais ; mais le moyen de lui refuser ? C’est symbolique, tu comprends ?
Il accommode une mixture vert arsenic, prend deux petites tasses coniques dans sa boîte et verse une gorgée d’oiseau dans chacune d’elles. Son breuvage est amer, épais, stimulant.
— Vous habitez chez le colonel Branlett ? lui demandé-je.
— Oui, cela fait bien longtemps ; c’est un ami sûr, un peu fou avec l’âge, mais qui aura su protéger ma paix ; lorsqu’on possède un don, on est en butte à d’incessantes tracasseries : tout le monde veut en bénéficier.
Il me regarde.
— Les gens qui ont failli vous tuer hier se trouvent très près d’ici, méfiez-vous. Ils sont deux. Le plus vieux porte un sac de cuir. C’est dans ce sac que se tient la mort.
— Merci, fais-je en quittant la position accroupie qui me permettait de suppléer une chaise.
— Ça fera cent roupies, me dit le mage, la main tendue.
Deux heures après, je suis de retour à la gare. J’ai un train dans dix-huit heures seulement, ce qui me laisse largement le temps d’aller déguster un nasigorang (je te garantis pas l’orthographe) au restaurant du coin. Je suis en alerte depuis que le vieux mage m’a annoncé que des vilains rôdaient dans mon espace vital, prêts à le transformer en espace mortuaire. Je me sens mi-figue, mi-raisin. Les incantations de pépé Kandih Raâton et sa gymnastique sur moi m’ont-elles réellement investi de son pouvoir ? Comment et quand m’en apercevrai-je ?
Je déguste le plat épicé en réfléchissant. A la table voisine se trouvent une dizaine de touristes britanniques des deux sexes. Ils parlent ruines, statues bouddhiques, temples et tout le bigntz du Guide Vert de chez Smith et Jackson, London dont chacun a un exemplaire près de son assiette. Moi, les touristes en conquête, ça m’a toujours couru sur la prostate, leur manière de tout vérifier par rapport à la documentation qu’ils trimbalent. Ils n’admirent pas : ils confrontent. Ne perçoivent ni le climat ni la gent, pas plus que la flore ou la faune. Le site ? Fume ! Ce qui leur importe, c’est le chapiteau, la clé de voûte, la maintenance artistique du truc qui vaut le voyage ; ils se livrent à un inventaire.
Chaque fois que je suis seul dans un lieu public, j’ai pour habitude de passer les gonzesses qui s’y trouvent en revue, me demandant, comme hier au bord de la piscine, laquelle j’aimerais le mieux me farcir. Dans la circonstance présente, mon choix est vite fait car sur les cinq dadames réunies près de moi, une seule est à peu près mettable. Les quatre autres sont des presque vieillasses poudrées à mort, grassouillettes et grotesques qui n’ont jamais su (et ne sauront jamais) ce qu’est un vrai coup de bite franc et massif. Ces gens, ils ont l’instinct de reproduction, pas celui de la volupté. Ils ne prennent pas leur pied, ils se perpétuent. Mais enfin, une petite femme châtaine, avec plein de taches de rousseur sur sa figure pâlotte et possédant des loloches intéressantes, serait apte à recevoir mes hommages trois-pièces par une nuit de tempête dans une bourgade perdue du Yorkshire. Elle est placée de trois quarts par rapport à ma pomme. L’idée me vient de contrôler mon pouvoir, si pouvoir il y a. Je me mets à la fixer intensément en lui ordonnant, par la pensée, de se tourner vers moi.
En deux étangs trois mous devant, elle lève la tête et me regarde.
Hasard ?
Voire !
« Souris-moi, ma chérie », lui enjoins-je.
Elle me sourit. Peut-être parce que je la mate avec complaisance, non ? Faut pas s’emballer.
« Je te broute le minouche, dearlinge, poursuis-je mentalement, tu la sens ma menteuse agile sur ton petit bistougnet d’amour ? »
L’Anglaise a le regard qui chavire. Elle entrouvre les lèvres et se trémousse sur sa chaise. Son mari qui est pasteur dans le Sucesex, le révérend Mac Heupan, s’aperçoit de la danse de Saint-Gui à Bobonne et lui en demande la raison. Elle continue de pâmoiser, la pauvrette.