Выбрать главу

Je lui sauve la situation en lui lançant le message silencieux suivant :

« Remets-toi, poupée, et réponds à ton vieux pingouin qu’une bestiole te grimpe entre les jambes. »

Voilà qu’elle le répète, mot pour mot. Cette fois, je ne doute plus de ma force occulte. Kandih Raâton m’a bel et bien investi de son pouvoir ! Une bouffée d’imbécile orgueil m’empare. Voilà que je tombe dans la puérilité, merde ! Je vais pas prendre la grosse tronche parce que je peux imposer ma volonté à mes contemporains, sans blague !

Des marchands ambulants font le tour du restau, proposant aux clients des oiseaux naturalisés (hindous), aux plumages somptueux. Les touristes débattent le prix, achètent. La dame à qui je faisais mentalement minette me paraît pas intéressée.

« Prends-en deux ! » la sommé-je.

Et elle ouvre brusquement son sac à main pour procéder à l’achat qui lui est dicté. Je me marre. T’as beau t’exhorter à la modestie, ça fait tout de même quelque chose de pouvoir glisser ta volonté dans la tête des autres, comme tu glisserais ta main dans leurs gants.

Les deux marchands viennent à moi. L’un d’eux tient les oiseaux à vendre sur un morceau de branche, afin de les présenter en situation d’oiseaux perchés. Il imite un charmant gazouillis. C’est le ramage de la jungle. Il a appris le bengali et le jacte couramment.

Son compagnon s’occupe du business. C’est lui qui propose les zoziaux et qui enfouille l’auber.

Il a une moustache noire, superbe. Des rouflaquettes larges comme ma main. Et il sourit de toutes ses dents blanches. Je contemple les zizes multicolores. Je pourrais en rapporter un à Félicie, tu crois pas ? Elle serait contente, m’man, d’avoir ce piaf dans sa cuisine, accroché à la boîte de gros sel.

J’en choisis un choucard tout plein, avec des plumes bleues et jaunes, serties d’ocre par endroits. Ses yeux de verre sont fripons.

— Ça coûte combien ?

— Un dollar, me dit le moustachu.

Je porte la main à ma poche. Lui, il dépose sur ma table la sacoche qu’il porte en bandoulière. Il la déboucle. Et alors, fulgurant, aigu comme un bruit de tramway freinant à mort, je réalise qu’il s’agit d’un sac de cuir et que ces hommes sont deux ! D’instinct, je fais basculer ma table. Le sac choit en même temps que ma boustifaille. Quatre serpenteaux de couleur bronze noirâtre, pas plus gros que des lombrics, en sortent avec des frétillements. J’ai retapissé les pareils dans une exposition : rien de plus venimeux que ces bestioles qui attaquent l’homme avec l’impudence des moustiques.

Je regarde le type à la moustache.

« A genoux ! Attrape-les ! » lui enjoins-je.

Il se met à grelotter et à claquer des dents.

« Attrape-les tout de suite ! » insisté-je, avec une force spirituelle qui transformerait un rayon laser en allumette de contrebande.

Le gars aux belles baffies se jette au sol. Sa main frémissante s’avance en tremblant sur l’un des serpenteaux.

Elle s’en saisit.

Le serpent le mord.

L’homme meurt.

Son compagnon largue sa branche d’oiseaux et s’enfuit.

Tous les convives hurlent et grimpent sur la table.

Tu verrais mon groupe d’Anglais : des naufragés sur une banquise en train de fondre. Les serveurs, alertés, s’arment de badines et entreprennent la chasse aux reptiles.

Moi, j’empare l’oiseau convoité et le glisse dans mon sac de voyage. M’man sera contente.

ÇA RENTRE DANS L’ORDRE

Les membres de l’assistance étaient en smoking ou robe de soirée. Les lustres du château de Laeken brillaient de toutes leurs loupiotes. L’orchestre de chambre de Bruxelles, dirigé par Hubert Van Tripotan, jouait l’introduction de « Si ton chat perd ses poils, arrête le vélo », cette œuvre magistrale de Wolfgang Amadeus Koluch (né à Kronenbourg). Lorsqu’il eut achevé son interprétation, l’orchestre salua du cul et de la tête et quitta l’estrade drapée de velours aux couleurs de la chère Belgique, si glorieuse que tout le monde, chez nous, connaît l’Histoire belge (et même en connaît plusieurs).

Un technicien, également en smoking, mais qui portait une cravate représentant une vahiné sur fond de soleil couchant au lieu du nœud pap’ traditionnel, vint régler le micro. Qu’après quoi il fit un signe d’acquiescement.

Un huissier enchaîné testa l’appareil, le tapotant du doigt, ce qui fit déferler un grondement de tonnerre sur les invités. Après quoi il souffla dedans, et ce fut un remake de Typhon sur la Jamaïque. Puis, consciencieux jusqu’au bout, l’huissier parla. Il murmura, avec un délicieux accent flamand : « Zidor fait une grosse bise à Lolotte, une foué ! ».

Ça marchait.

L’homme se ramona la gorge, et l’on crut que le château s’effondrait. Ensuite, il déclama :

— Mesdames, messieurs, Sa Majesté le roi, vous cause !

Une salve d’applaudissements retentit et le bon monarque se hissa sur le podium. Il portait son grand uniforme de glandeur-major à boutons dorés et épaulettes d’astrakan rouge. Il était nu-tête, ce qui diminuait sa ressemblance frappante avec une tête de nœud triste à lunettes. Le souverain belge est un homme très bien, sérieux sous tous les rapports (y compris sexuels), qui aurait fait un excellent expert-comptable si la fatalité ne l’avait placé sur le trône. On devine cet homme triste de n’avoir pas d’enfants ; peut-être sont-ce les causes de l’infécondité de son couple royal qui le turlupinent car sa chère épouse (qui n’a rien d’une saute-au-paf, j’en conviens) est peut-être moins stérile que le bruit n’en court. Qui peut affirmer que leur mariage n’est pas demeuré blanc comme au jour de sa célébration ? S’il est un homme dont on peut penser qu’il baise en play-back, c’est bien ce grand mec à frime de veuf constipé, dont les enfants se drogueraient ou seraient en prison.

Il se tenait plus raide que la tige du micro, les mâchoires crispées, le nez en bec d’aigle, les lunettes mal réveillées.

Je soufflai à l’oreille du Président:

— Je pressens que c’est maintenant qu’il va se passer quelque chose.

— Ah ! vraiment ? murmura distraitement notre Empereur, de plus en plus envapé.

— Oui, dis-je. « Elle » est ici, je l’ai aperçue. Et sa présence me donne à redouter le pire.

Car c’était vrai : Iria avait réussi à se faire inviter à la réception royale organisée pour célébrer l’amitié franco-belge. Ainsi, la gueuse tenait-elle deux de ses « clients » infortunés sous son regard maléfique : notre Président et le locataire de Laeken dont je prévoyais qu’il était déjà programmé, lui aussi.

C’était la première fois que je retrouvais Iria Jélaraipur depuis mon retour des Indes. Certes, j’aurais pu, d’entrée de jeu, en la revoyant, tenter d’exercer sur elle le pouvoir neutralisateur dont j’étais investi ; mais avant de m’y risquer, il me fallait la laisser « tirer la première ». J’attendais donc, angoissé, debout auprès de l’Illustre.

Ce dernier avait beaucoup changé. Son teint ivoire me paraissait presque jaune, son visage s’était allongé comme s’il tenait à ressembler à ses caricatures. Les paupières empesées cachaient mal un regard de chien abattu. On devinait en lui un harassement total ; il était passé de l’inquiétude à l’abasourdissement complet. Encore quelques semaines et, si le déclin s’accentuait, il faudrait lui mettre des rollers pour passer les troupes en revue.

— Pardonnez-moi, Sire, fis-je au Valeureux, je dois « m’occuper » de cette sorcière.

— Faisez, faisez ! répondit l’Illustre qui, pourtant, manie en toute occasion un français irréprochable.

Je m’écartai donc pour contourner le salon et gagner l’embrasure d’une fenêtre d’où je pouvais regarder à loisir la dangereuse Hindoue.