C’était le dernier clou dans le cercueil. John Sanborn n’avait pas pu bénéficier de la complicité de policiers brunéiens… Joanna avait raison. Il avait été liquidé. Donc, c’était bien une magouille locale.
Une magouille de vingt millions de dollars où déjà homme avait trouvé la mort.
Où était Peggy Mei-Ling ? Tout semblait indiquer qu’elle était toujours à Brunei… Et pourquoi pas à la beach-house du prince Mahmoud ? L’information d’Angelina devenait plus crédible.
Il dévala Kota Batu en bénissant mentalement Lim Soon. L’avenue devant le temple chinois était déserte. Il se glissa dans le parking.
— Veux-tu que je te raccompagne ? proposa-t-il.
— Non, non, protesta Katherine effrayée, je mare à pied. Pas permis ce que je fais…
Malko stoppa au milieu du parking. Katherine lui massa rapidement l’entrejambe d’un geste amical.
— Quand vous me voir, call Mr Soon, fit-elle simplement.
A ses yeux, il n’était qu’un nouveau client. Elle sauta de sa voiture et il l’observa tandis qu’elle s’éloignait, traversant le parking en diagonale. Tout à coup, elle trébucha, comme si elle avait raté une marche, fit deux ou trois pas en zigzag, se retourna, comme pour revenir, puis tomba à genoux !
Malko bondit de la Toyota, courant jusqu’au corps étendu. Katherine était couchée sur le côté. Il se pencha sur elle. Sa bouche était entrouverte et elle respirait faiblement. Il la mit sur le dos, aperçut ses yeux vitreux aux pupilles révulsées. Incroyable ! Il n’avait pas entendu un bruit, elle ne portait aucune trace de blessure ! Il regarda autour de lui sans rien voir que les voitures vides garées sur le parking.
Soudain, il remarqua une tache rouge sur le cou de la Chinoise. Il avança la main et sentit quelque chose comme une allumette enfoncée dans la chair. Une minuscule fléchette, longue de trois centimètres, avec des plumes au bout.
La Singapourienne eut un spasme ultime et mourut avec un soupir résigné. Malko se redressa, l’estomac noué. On venait de l’assassiner sous ses yeux. Vraisemblablement avec une flèche empoisonnée.
Le cerveau en ébullition, il courut jusqu’à sa Toyota. Au moment où il ouvrait la portière, il sentit un choc léger à côté de sa main. II baissa les yeux et vit une traînée gluante sur la glace. Une coulée glaciale parcourut sa colonne vertébrale.
Une autre fléchette gisait à ses pieds. L’assassin de la Singapourienne était toujours là, tapi dans l’ombre, et tentait de le tuer, lui aussi.
Chapitre VI
Malko plongea dans sa Toyota, tétanisé, et referma violemment la portière. Son regard balaya l’obscurité tandis que son cœur cognait contre ses côtes. A travers le rideau de pluie il distingua une Range-Rover, tous feux éteints, qui s’éloignait dans la ruelle menant à la Jalan Pemancha.
Il démarra en trombe, évitant de justesse le corps de la Singapourienne. L’autre véhicule avait déjà pris pas mal d’avance, mais Malko le repéra en train de franchir Subok Bridge en direction de Kota Batu. Au lieu de suivre le fleuve, la Range-Rover bifurqua aussitôt dans les lacets sinuant sur la colline. Malko restait à distance respectueuse. Il n’était pas armé et on avait voulu le tuer. Rien ne disait que ses adversaires ne disposaient pas d’armes à feu. Dans cet endroit désert, il était à leur merci. Mais s’il arrivait à les suivre…
La route montait et descendait à travers la jungle semée de rares maisons. Il parvint au sommet d’une côte. La Range avait disparu ! La route se divisait en deux. Malko hésita, tourna à gauche, accéléra pour déboucher en face d’un stade. Plus de Range-Rover ! Elle avait dû continuer tout droit. Il fit demi-tour jusqu’à la bifurcation et prit l’autre route. Trois cents mètres plus loin, elle se divisait encore… Inutile d’insister. Malko repartit vers Bandar Sen Begawan. Les rues étaient totalement désertes. On risquait de ne pas découvrir le cadavre de Katherine avant le lendemain matin…
Il était encore sous le choc de cette agression mortellement silencieuse quand il se gara devant le Sheraton. Personne dans le lobby et, seuls, trois employés d’une compagnie de pétrole discutaient encore dans le bar qui fermait à minuit et demi. Malko commanda une Stolichnaya et s’installa dans un coin, regardant la pluie tomber dans la piscine. II avait progressé d’un pas de géant, mais à quel prix… Il était sûr que John Sanborn ne s’était pas enfui avec les millions de dollars et que l’affaire se déroulait à Brunei.
Menée par des gens puissants et bien informés… Si le double meurtre avait réussi, c’était l’étouffement assuré… La CIA n’aurait probablement pas envoyé un autre agent au massacre. Quitte à racler ses fonds de tiroirs pour « rembourser » les 20 millions de dollars.
Le guet-apens signifiait qu’il avait été surveillé sans cesse. Y compris pour ses rendez-vous avec Lim Soon. On ne voulait pas seulement liquider un témoin gênant, mais lui en même temps. Il repensa à Michael Hodges, le mercenaire britannique. Lui aussi avait une Range-Rover… Il commençait à comprendre le sens des avertissements de Lim Soon. Le ou les tueurs avaient agi en toute impunité. A quelques centimètres près, son cadavre se trouverait en ce moment derrière le Temple Chinois…
Juste ce que voulaient ceux qui tiraient les ficelles et n’avaient pas hésité à tuer un témoin possible, alors qu’il était si simple de l’expulser ou de la terroriser.
C’était de l’ « overkilling ».
Il commanda une seconde vodka. La dernière, lui dit le barman. Il devait retrouver Peggy Mei-Ling. Mais si elle était encore à Brunei, ceux qui la gardaient l’avaient mise en sûreté. De plus, rien ne disait qu’elle accepterait de parler. D’après les méthodes de ses adversaires, elle avait des raisons d’avoir peur. A moins qu’elle ne soit complice.
— C’est une flèche empoisonnée, tirée par un « blowpipe[18] » de Dayak, expliqua Walter Benson, l’ambassadeur. Ici, à Brunei, il n’y a pas de Dayaks, mais le centre de Bornéo en compte encore beaucoup, le long des rivières. Ils s’aventurent parfois jusqu’au Sarawak pour échanger de la nourriture et des peaux.
— Ce n’est pas un Dayak qui a tué Katherine, remarqua Malko.
L’Américain approuva de la tête.
— Of course ! Mais c’est quelqu’un qui connaît bien le pays. Ce genre de truc ne court pas les rues. Le « blowpipe », à la rigueur, mais pas les flèches empoisonnées. Il faut avoir été en brousse pour en trouver. Seuls les militaires ont fait des expéditions… Les gurkahs et les types de Hamilton. Je vais lui en parler…
— Pas question ! fit Malko. Je commence à me demander quel jeu il joue. Tout le monde me dit que ses hommes lui obéissent au doigt et à l’œil. Il doit être au courant. Avez-vous un contentieux avec les « Cousins » ici ?
— Pas vraiment. Ils nous accusent évidemment de vouloir les supplanter et de faire la cour au Sultan. C’est vrai que je lui ai transmis un message de la part du Président Reagan, selon lequel, en cas de problème avec des voisins, et en particulier les Vietnamiens, il pouvait compter sur nous. Il y a toujours des bâtiments de la Septième Flotte dans le coin, à quelques heures de Brunei. Ce ne sont pas les 700 gurkahs prêtés par Sa Très Gracieuse Majesté qui feraient le poids face à un problème sérieux…
— Vous pensez que les Cousins auraient pu monter un coup ? Pour brouiller les USA avec le Sultan ?
— Hautement improbable, fit le diplomate. Mais il faut quand même préciser que Guy Hamilton n’appartient plus au MI 6. Il a été détaché auprès du Sultan pour organiser la Special Branch et sa sécurité rapprochée.