L’œil bleu fonça.
— Pourquoi ?
— On dit qu’elle serait partie avec John.
— Bullshit! Peggy est une vraie garce, fit le pilote avec conviction. Elle ne pense qu’au fric. Elle n’est sûrement pas partie avec John. Ici, elle se fait un maximum de blé. Si le prince Mahmoud ne l’a virée, elle se trouve toujours à Jerudong.
— Où ? A la beach-house ?
— C’est ça. Là où elle fait ses sauteries…
— Vous n’avez pas eu de nouvelles d’elle depuis ?
— Nope
— Vous voyez souvent le Sultan ?
— En principe, nous volons tous les jours à quatre heures, sauf quand le plafond est trop bas. Pourquoi ?
— Cela peut servir, fit Malko déçu.
Visiblement, le pilote ne savait rien.
Il allait se lever quand ils furent rejoints par une splendide blonde aux longs cheveux. La poitrine orgueilleuse et un maintien de reine.
— Hildegarde Glotof, présenta le pilote. Ex-hôtesse de la Lufthansa. Elle aussi vole avec nous. Et connaissait bien Peggy…
Il se tourna vers la jeune femme.
— Mr… Linge enquête sur la disparition de John. Il s’intéresse à Peggy.
L’Allemande eut une moue vipérine.
— Cette petite pute ? Pourquoi ?
— Cette petite pute sait comment John Sanborn a été tué, continua Malko en allemand. Je voudrais la retrouver…
Surprise, Hildegarde Glotof lui fit un clin d’œil.
— Elle est sous la protection du frère du Sultan, « Sex-Machine ». Il l’a installée dans sa beach-house et vient la baiser pratiquement tous les jours.
— Comment savez-vous ça ?
La jeune femme haussa les épaules.
— Ce porc de Mahmoud s’en vante tout le temps. Moi aussi, il voulait m’emmener là-bas et me faire partager un bungalow avec cette traînée… Il adore ça, deux filles ensemble, de couleurs différentes… Regardez ! C’est ce cloporte qui me l’a demandé…
Malko suivit son regard et découvrit un minuscule Chinois juché sur un tabouret de bar. Une tête ronde, pas de cheveux, des bagues à tous les doigts, un costume de shantung brillant et des chaussures en lézard bleu. Il se retourna et expédia un sourire bien ignoble à Hildegarde Glotof. Celle-ci jura entre se dents.
— Schweinerie ! Il a le front de vous proposer n’importe quoi. Il passe son temps à trouver des filles pour « Sex-Machine ». C’est le meilleur « sidekick[19] » de Brunei.
— Par lui, on ne peut pas arriver à cette Peggy Mei-Ling ? demanda Malko.
L’hôtesse secoua la tête.
— Nein. Son boulot se termine quand la fille débarque ici. Ensuite, elle est prise en main par les gens de Hamilton. Quelquefois, il revend après usage un charter de Philippines aux bordels de Limbang. C’est tout profit…
Le Chinois descendit de son tabouret, les salua et disparut. Malko se dit qu’il pourrait peut-être lui servir un jour. En attendant, il n’avait eu que la confirmation de la présence de Peggy. Qui se trouvait à trente kilomètres. Aussi inaccessible que si elle était sur la planète Mars.
Cette conversation expliquait que ceux qui avaient monté l’arnaque des vingt millions de dollars ne s’en soient pas débarrassés.
Même les gens du Palais ne pouvaient aller contre les caprices du frère du Sultan, Mahmoud le bandeur…
Un nom revenait tout le temps depuis le début de cette affaire : Guy Hamilton. Malko décida qu’il était temps de lui rendre visite, maintenant que le terrain était déblayé. L’ex-représentant du MI 6 aurait peut-être des choses intéressantes à dire…
Malko jeta un coup d’œil aux factionnaires en grande tenue devant les grilles du palais. Un peu plus loin, il repéra un chemin de terre qui grimpait à flanc de colline : le simpang 402. C’était un des quartiers résidentiels de Brunei. Il le prit, examinant chaque villa. La maison de Guy Hamilton se trouvait juste après l’ambassade d’Oman. Blanche, plutôt modeste, avec des grilles en fer forgé. Il se gara devant et entra, ignorant l’écriteau « chien méchant ». Il sonna et attendit.
La porte s’ouvrit sur un homme de haute taille, aux rares cheveux grisonnants et au visage en lame de couteau. Guy Hamilton oscillait légèrement d’avant en arrière, planté devant Malko, une bouteille vide à bout de bras, le front plissé, cherchant de toute évidence à identifier son visiteur. Finalement, son regard vitreux s’éclaira, ses lèvres minces sourirent et il lâcha d’une voix plutôt pâteuse
— Ah, Mr Linge ! Le preux chevalier de la Compagny. Entrez, entrez.
Il précéda Malko, serrant contre son cœur la bouteille vide à la façon d’un nouveau-né pour finalement la déposer avec soin sur le sol. Son living était encombré de statues, de piles de magazines, d’objets variés. Deux gros ventilateurs tentaient vainement de dissiper la chaleur lourde. Le Britannique se laissa tomber dans un canapé Chippendale dont les ressorts grincèrent.
— Je suis désolé de vous déranger, dit Malko, un peu étonné de cet accueil. Mais…
Guy Hamilton leva un doigt sentencieux.
— Indeed, je m’attendais à votre visite ! D’ailleurs dans ce trou, il n’y a pas beaucoup de distractions et cela me fait toujours plaisir de discuter avec des étrangers. Surtout de votre qualité.
Impossible de déceler la moindre ironie dans sa voix. En dépit de l’imprégnation alcoolique son regard était vif et rusé. Il alluma une cigarette, souffla lentement la fumée et lâcha :
— C’est une affaire fâcheuse. Très fâcheuse. Le Sultan est très contrarié. Il faudrait la régler au plus vite.
— En lui rendant les vingt millions de dollars.
Les yeux mi-clos, il fixait Malko comme un gros chat, la tête penchée sur le côté.
Il avait beau avoir bu, son cerveau fonctionnait sûrement très bien. Et Malko se demanda s’il n’en faisait pas un peu trop.
— Vous pensez donc que John Sanborn s’est approprié cet argent ?
Le Britannique eut un geste d’impuissance.
— Qui d’autre ? Il y a des indices concordants, n’est-ce pas ? Sa fuite d’abord et sa disparition. J’avais souvent bavardé avec lui, il semblait fasciné par la richesse du Sultan, il me disait que ce n’était pas juste qu’une telle fortune soit entre les mains d’un seul homme. Eh bien, il a fait en sorte de rétablir l’équilibre.
Il ponctua sa conclusion d’un rire aigrelet… Malko l’observait, en proie à des sentiments variés. Ou le Britannique se moquait carrément de lui, ou ses hommes avaient agi sans le lui dire. Il hésitait à prendre position ouvertement et se contenta de tendre une perche.
— Il semblerait que la Chinoise avec laquelle il aurait pris la fuite se trouve toujours à Brunei, dit-il. Une certaine Peggy Mei-Ling… Vous en avez entendu parler ?
Guy Hamilton balaya Peggy d’un geste définitif. Reprenant sa bouteille vide pour jouer avec.
— Des Chinoises comme elle, il y en a des milliers, n’est-ce pas. Personne n’est sûr qu’il soit parti avec cette Chinoise. II pouvait avoir une petite amie à Limbang, indeed. Le cas est assez fréquent. Et d’ailleurs si ce n’est pas lui, qui est-ce ?
— Quelqu’un du Palais, suggéra Malko, dans l’entourage du Sultan.
— Nonsense ! fit le Britannique. Personne ne se risquerait à braver le Sultan de cette façon. Et ils sont tous couverts d’or. A qui pensez-vous ?
— Le premier aide de camp, Pengiran Al Mutadee Hadj Ali ?
Par exemple.
— C’est un ami personnel, fit Hamilton de la voix compassée des ivrognes. Un homme tout dévoué à son maître qui débute une carrière brillante. Il ne risquerait sûrement pas sa place pour une broutille pareille… Non, croyez-moi, c’est triste à admettre, mais la Company a nourri un « black sheep[20] »… Cela nous est arrivé aussi, ajouta-t-il.