Il s’était levé, titubant légèrement en face de Malko, le dominant de sa haute taille voûtée…
— My dear friend ! fit-il de sa voix pâteuse, la moustiquaire me tend les bras. C’est l’heure de la sieste. J’ai été ravi de votre visite et si je peux vous venir en aide, je le ferai avec joie. Good bye now.
Il lui serra la main, lui tourna le dos et se dirigea d’un pas hésitant vers le fond de la pièce, laissant Malko en plan. Déçu et perturbé. Il n’y avait plus qu’à filer.
Malko connaissait assez les milieux du renseignement pour savoir qu’un homme comme Hamilton pouvait mentir parfaitement. Bien sûr, John Sanborn avait pu partir seul. Mais on n’avait pas tué Katherine pour rien… Il n’avait pas voulu en parler au Britannique pour ne pas risquer d’impliquer Lim Soon. De toute façon Hamilton lui avait raconté un conte de fées… Donc, il gênait. Et Hamilton mentait. Pour couvrir qui ? C’était bizarre que le vieux Britannique se mouille. Il ne semblait pas être un homme d’argent.
Il reprit le chemin du centre sous une pluie battante. Un message l’attendait au Sheraton. Lim Soon voulait le voir au Phong-Mun, le second restaurant chinois. “As soon as possible”. C’était souligné. Le cœur battant Malko remonta dans sa Toyota. Le Chinois avait-il découvert quelque chose ?
Lim Soon se trouvait au fond de la salle encore vide, à une table dominant le parking. L’air soucieux. Il grimaça un sourire à l’adresse de Malko
— Désolé, il s’est passé quelque chose de significatif depuis que nous nous sommes vus.
— Quoi ? demanda Malko en s’asseyant.
Le Chinois but une gorgée de sa bière. Il semblait désemparé et mal dans sa peau.
— J’ai reçu une visite, fit-il. Un policier des services de l’Immigration. Il m’a fait remarquer que ma carte de séjour venait à expiration dans un mois et qu’il n’était pas absolument certain que le gouvernement de Brunei la renouvelle…
Malko sentit une main glaciale lui étreindre le cœur.
— C’est de l’intox ?
Lim Soon secoua lentement la tête.
— Non, ils peuvent faire ce qu’ils veulent, c’est complètement arbitraire. Le Police Commissioner signe les arrêtés d’expulsion sur l’ordre du Palais. Il n’y a aucun recours. Brunei se moque de l’opinion de ses voisins. Il suffit de dire que vous menacez l’ordre public. Ils sont si riches que personne ne veut leur faire de peine…
— Vous pensez que c’est à cause de moi ?
— J’en suis sûr. Je suis ici depuis dix ans et cela n’est jamais arrivé. Au contraire, j’étais plutôt en bons termes avec le Palais.
— Je suis absolument désolé, compatit Malko. Que puis-je faire pour vous éviter cette mesure ?
Lim Soon refit son sourire triste.
— Ne plus me voir, ne plus me téléphoner. Ils surveillent tout.
Malko encaissa le choc. Il se trouvait privé de son principal allié dans une lutte déjà totalement inégale. Le Chinois avait fini sa bière sans rien commander pour Malko. Celui-ci regarda les gens qui se hâtaient sur le parking sous la pluie. Cette nouvelle manœuvre avait au moins le mérite de clarifier les choses, les vingt millions de dollars avaient été escroqués par un haut personnage du Palais qui disposait de toute la logistique pour se défendre.
— Ne faites confiance à personne, fit Lim Soon d’une voix douce. Vous avez en face de vous des gens prêts à tout et extrêmement puissants. Je crains que la meilleure solution ne soit de quitter Brunei. « Avant qu’il ne soit trop tard, ajouta-t-il.
Chapitre VII
Malko digéra quelques secondes l’avertissement de Lim Soon. Le second… Depuis le premier, les événements avaient, hélas, largement donné raison au Chinois. Celui-ci fixait son verre vide. Il releva la tête son regard accrocha celui de Malko.
La salle sombre du Phong-Mun était silencieuse telle une église vide. Lim Soon répéta d’une voix tenue :
— Vous ne pouvez compter sur personne. Guy Hamilton ne retournera jamais en Angleterre. Il est trop imbibé d’alcool et d’Asie. Ses seules joies c’est de passer un week-end à Limbang chez les putes et de conserver ici un certain pouvoir. A Londres, ce ne serait qu’un retraité anonyme. Les gens du Palais le savent et ils le tiennent ainsi. Parce que je suis certain qu’il est au courant… Les hommes qu’il a formés méprisent les Malais et continuent à lui dire tout ce qui se passe.
— Je le crois aussi, confirma Malko. Je l’ai rencontré chez lui. Il m’a pris pour un imbécile.
Lim Soon hocha la tête.
— Les Malais ne sont pas des violents, ils auraient été incapables de tuer John Sanborn de sang-froid. Or, c’est ce qui est sûrement arrivé. Un meurtre prémédité. Probablement commis par ce psychopathe de Michael Hodges.
— Voyez-vous une solution ? demanda Malko.
Le Chinois eut un rictus amer.
— Bien sûr : un dossier en béton prouvant que John Sanborn a été tué par Hodges et sa clique. Votre ambassadeur pourrait agir à partir de ça. Même richissime, le sultan Bolkiah ne peut se mettre les Etats-Unis à dos.
Malko se leva et lui tendit la main.
— Merci pour tout ce que vous avez fait. Essayer de réunir ce dossier.
Lim Soon retint sa main dans la sienne.
— Je vais vous rendre un dernier service, fit le Chinois. La maîtresse de Michael Hodges travaille au Phong Mun, la maison mère du restaurant où nous sommes ; au deuxième étage du building où trouve l’ambassade. C’est une Chinoise, Peut-être pourrez-vous en sortir quelque chose.
Le cerveau de Malko fit tilt. Et si c’était elle la mystérieuse Chinoise qui s’était envolée à Lim avec le faux John Sanborn ?
— Vous allez me la présenter ? demanda
— Non, ce serait beaucoup dangereux. Allez dîner au Phong-Mun. J’y serai aussi et je vous désignerai. C’est une très jolie fille, pas très farouche. Après, à vous de jouer.
— Merci, dit Malko.
Après une longue poignée de mains, ils se séparèrent et Malko retraversa la salle déserte du restaurant. Dehors, il faisait presque beau. Cela lui parut de bon augure. Pourtant, ses possibilités diminuaient comme une peau de chagrin.
La salle du Phong-Mun ruisselait d’or et de laque. Des lanternes pendaient du plafond et l’ambiance était beaucoup plus chaleureuse que dans la succursale. Angelina Fraser l’avait appelé, lâchant dans la conversation que son mari allait bientôt s’absenter. Pour l’instant, ce n’était pas vraiment son souci.
Dans cette ville sinistre, balayée par des rafales de pluie, il se sentait presque cafardeux. Impuissant et frustré.
Il n’y avait pratiquement que des Chinois au Phong Mun et quelques Malais. Seul à une table près du bar, il observait la salle. Et surtout celle pour qui il était là.
La maîtresse de Michael Hodges avait la souplesse cl une liane, avec une allure hautaine comme en ont souvent les Chinoises, tempérée par la sensualité de sa bouche épaisse. Il admirait ses évolutions gracieuses entre les tables. La robe chinoise fendue jusqu’à la hanche découvrait une longue jambe fuselée, moulant une croupe agréablement cambrée.
Plusieurs fois, il avait surpris le regard de la Chinoise posé sur lui. Intrigué et intéressé. Il lui avait souri. Comme n’importe quel homme seul devant une jolie fille.
Dès que Malko était entré, Lim Soon qui dînait avec plusieurs de ses coreligionnaires avait levé les yeux et d’un regard lui avait désigné une des jeunes serveuses.