Malko finit par demander l’addition. Quand il se leva, Han-Su s’approcha de la porte donnant sur la galerie commerciale et la lui tint ouverte. Leurs renards se croisèrent.
Au revoir, dit Malko, j’espère que demain, c’est vous qui vous occuperez de ma table.
Han-Su eut un sourire mi-commercial, mi-provocant.
— Non, demain je ne travaille pas.
— Eh bien alors, je vous emmène dîner, proposa-t-il. Cela vous changera…
— Mais je ne vous connais pas, protesta-t-elle feignant d’être choquée.
— Nous ferons connaissance.
L’ascenseur arrivait. Sans lui laisser le loisir de discuter, il lui lança
— Je vous attendrai vers huit heures en face du Bornéo Theatre sur Jalan pretty.
Les portes de l’ascenseur se refermèrent qu’elle ait répondu. C’était une bouteille jetée mer. Pour l’instant, Peggy Mei-Ling était hors portée. Han-Su représentait sa seule piste, fragile. Mais s’il arrivait à prouver qu’elle était mêlée au meurtre de John Sanborn, tout changeait.
Une fois de plus, il fallait de la patience. Vingt-quatre heures à tuer.
Le dôme de la mosquée Omar Ah Saifuddin, en massif, brillait sous la clarté de la lune. Miracle, il ne pleuvait pas ! La voix aigue du muezzin agaçait oreilles de Malko, augmentant son anxiété. Il a partagé sa journée entre la piscine du Sheraton et une balade jusqu’à Muara, le port du nord, à vingt kilomètres de Bandar Sen Begawan. Brunei était grand comme un placard à balais et ne présentait guère plus d’intérêt.
A part la capitale, sa Mosquée et son Palais, il n’y avait que des kampongs et quelques hideux bâtiments à la japonaise. Pas une boutique de luxe, pas un endroit gai. Rien.
La jungle partout, l’humidité et ce fleuve jaunâtre qui charriait des jonques pétaradantes…
Il fixa pour la centième fois, de l’autre côté de Jalan Pretty, les baraques en bois du Kam Ayer qui s’étendait sur les deux berges du fleuve. Huit heures trente. Pas de Han-Su. Il avait décidé d’attendre jusqu’à neuf heures. Son cœur battit soudain plus vite. Une silhouette venait d’émerger du dédale des maisons sur pilotis et traversait Jalan Pretty, dans sa direction. Han-Su avait noué ses longs cheveux en queue de cheval, troqué sa robe fendue pour une mini et un chemisier. Il sortit de la Toyota et vint vers elle.
Enfin !
Han-Su eut une moue compassée.
— Je n’ai pas beaucoup de temps.
Malgré tout, elle monta dans la voiture. Malko avait prévu la suite, bien que Bandar Sen Begawan n’offre pas beaucoup de ressources…
— J’ai retenu au Minara, le restaurant indien de Sadong, dit-il.
Sans attendre sa réponse, il démarra. Han-Su tenait la tête très droite, comme en visite, faisant jaillir des seins pointus. Son anglais était parfait. Il éprouva pendant quelques instants un peu de griserie en pensant qu’il emmenait dîner la maîtresse de Michael Hodges. Le présumé assassin de John born et l’auteur probable du guet-apens qui avait coûté la vie à la Singapourienne.
Il se gara à proximité du restaurant, descendit et fit le tour de la voiture pour ouvrir la portière de Han-Su, qui sembla apprécier cette marque de déférence. Minara n’était qu’un infâme boui-boui… Ils se battirent avec un poulet tandoori immangeable de lait caillé, entouré de riz gluant et de boulettes plus que suspectes. La conversation de Han-Su était limitée. Malko apprit qu’elle vivait en famille dans la partie du Kampong Ayer située de l’autre côté du fleuve, qu’elle était née à Brunei et rêvait d’aller vivre à Singapour. Elle n’était pas mariée, ni même fiancée. Quand il effleura sa main, elle la retira, visiblement décidée à faire monter les enchères… Malko n’en avait d’ailleurs cure…
Pour l’amadouer, il lui prit le poignet, admirant une montre visiblement neuve.
— Elle est superbe.
Han-Su eut un sourire plein de morgue.
— C’est un cadeau. Mon fiancé. Il me l’a achetée quand nous sommes allés à Singapour.
— Je croyais que vous n’aviez pas de fiancé, objecta Malko.
Han-Su se défendit avec un rire gêné.
— Ce n’est pas vraiment mon fiancé, il n’est pas chinois. Mais je sors parfois avec lui à Singapour. Malko se dit que la belle Han-Su venait de planter le premier clou dans le cercueil de Michael Hodges. Son hypothèse était en train de prendre corps.
— Vous allez souvent à Singapour ? interrogea t-il.
— Quelquefois, fit-elle évasivement.
Il la sentit se raidir imperceptiblement. Han-Su avait dû se rendre compte qu’elle transgressait une consigne de silence. Elle se ferma d’un coup, regarda sa montre toute neuve, et dit d’une voix distante
— Je dois rentrer maintenant.
Elle était déjà debout. Malko n’eut que le temps de demander l’addition.
Dans la voiture, elle ne dit pas un mot,
Ils arrivèrent au Kampong Ayer. Malko stoppa en face de la passerelle en bois où abordaient tous les sampans assurant la navette avec l’autre rive. Han-Su lui tendit la main cérémonieusement.
— Merci. Au revoir.
Malko était déjà hors de la voiture.
— Je vous accompagne. C’est amusant.
Parfait dans le rôle du soupirant. Han-Su n’osa pas refuser. Ils sautèrent dans un des sampans qui attendaient et la Chinoise lança au sampanier.
— Muséum !
Le sampanier s’éloigna aussitôt, coupant le fleuve en biais. II s’arrêta au pied d’une grande maison de bois portant une pancarte « Antics shop ». Malko lui remit un dollar et suivit Han-Su sur l’échelle menant au plancher de bois. Ils s’enfoncèrent dans le dédale de passerelles du Kampong Ayer.
Des centaines de maisons de bois avec la télé et dessous, l’eau noire du fleuve où grouillaient des milliers de rats. Des ombres furtives les croisaient. Cent mètres plus loin, Han-Su s’arrêta.
— Je suis arrivée. Bonsoir.
Malko entoura sa taille et la serra contre lui. Elle se laissa faire mollement mais détourna la bouche quand il voulut l’embrasser.
J’aimerais vous revoir…
— Venez au restaurant, fit-elle.
Elle lui fila entre les doigts comme une anguille et il repartit sur les planches pourries. Avec quand même une petite idée.
Cela faisait une bonne heure que Malko cuisait sous le soleil de plomb en face de I’Antics Shop quand Han-Su apparut, venant du fond du Kampong. Un T-shirt, des lunettes noires et un pantalon. Dissimulé entre deux maisons, il leva le Leica emprunté le matin même à Angelina Fraser et commença à shooter à toute vitesse. Il eut le temps de faire une demi-douzaine de photos. De loin, on aurait dit un touriste amateur de pittoresque. Tous ceux qui venaient à Brunei se déchaînaient sur le Kampong Ayer…
Il attendit qu’elle ait disparu pour héler un sampan et retraverser le fleuve, puis gagna à pied le grand parking en étage de la Jalan Cator. Angelina l’attendait tout en haut dans sa voiture. Il lui tendit le rouleau.
— Ça peut être développé dans deux heures ?
— Pas de problème, dit-elle. Rendez-vous en face de l’embarcadère pour Limbang à une heure, dit-elle, j’aurai loué le bateau.
Sur la Jalan Mac Arthur longeant le fleuve, une nuée de Malais racolaient les rares touristes qui voulaient se rendre à Limbang. Contre quelques dollars, ils prenaient leurs passeports et se chargeaient d’accomplir à leur place les formalités.
Malko luttait au milieu d’un groupe compact quand Angelina surgit, hyper sexy dans sa robe en blanc qui dévoilait les trois quarts de ses cuisses et presque toute sa poitrine. Les Malais restèrent devant cette apparition de rêve.