Un sourire éclaira le visage ingrat de Yé Yun
— C’était ce que vous vouliez ?
— Tout à fait. Vous avez été formidable.
Comme toutes les femmes pas très jolies, elle fondait facilement en compagnie d’un homme séduisant. Elle n’arrivait pas à détacher son regard des yeux dorés de Malko. Celui-ci en profita.
— Yé Yun, annonça-t-il, il est arrivé quelque chose terrible. On a tué Lim Soon.
Elle poussa un en de souris.
— Quoi, il est mort !
— Oui, avoua Malko, je n’ai rien pu faire.
Elle s’appuya au siège, décomposée.
— Mais vous…
— J’ai été sauvé in extremis, dit-il. C’est un peu compliqué, la princesse Azizah…
— Vous la connaissez ? s’exclama la Chinoise, admirative. Elle a un compte chez nous. Mais qu’est-ce qu’elle a fait ?
Elle est intervenue. Seulement c’était trop tard pour Lim et on m’a volé les chèques.
— My Lord ! murmura la Chinoise.
Malko se gara et passa un bras autour de ses frêles épaules. Elle fut soudain secouée de sanglots et tenta se dégager. Hystérique.
— Laissez-moi, c’est horrible, Lim est mort à cause vous. C’était comme un frère pour moi. Et qu’est-ce qu’il va m’arriver ? Ils vont découvrir que c’est moi. Je vais être expulsée, je ne trouverai plus de travail.
Elle pleurait à chaudes larmes, Malko tenta de la camer. Elle ouvrit la portière. De justesse, il la rattrapa, arriva à la faire rentrer dans la Toyota. La pluie tombait toujours à torrents. Silencieusement, se débattait, cherchant à s’enfuir. Ses lunettes tombèrent et elle en fut presque jolie, malgré ses cheveux en baguettes de tambour.
— Calmez-vous, dit Malko.
— Non !
Brusquement, elle se mit à le frapper, à le griffer, les yeux hors de la tête, donnant des coups de pied, hurlant en chinois et en anglais. En pleine crise de nerfs. Plusieurs fois, elle parvint à ouvrir la portière et il la força à la refermer. Si elle partait maintenant, il ne la reverrait jamais… D’un coup de poing, elle fit sauter le rétroviseur. Il fut obligé de la prendre à bras le corps et il sentit sous son bras un sein ferme. La ceinturant, lui parlant doucement, il tint bon, le visage écorché, jusqu’à ce qu’elle se calme peu à peu et qu’elle se mette à pleurer. Il commença alors à lui parler doucement.
— Lim Soon est mort, expliqua-t-il, et vous êtes en danger. Ils risquent de remonter jusqu’à vous. La seule chose qui vous mette à l’abri…
Elle renifla et tourna son visage rougi de larmes, parcouru de traînées de maquillage. Ses yeux étaient flous sans les lunettes et sa bouche gonflée par la fureur la rendait presque jolie…
— Quoi ? demanda-t-elle.
— II faut vous procurer une autre photocopie de ces chèques. Dès demain. Ensuite ce sera trop tard.
Yé Yun Gi eut un sursaut de tout son corps.
— Je ne peux pas, c’est trop dangereux…
De nouveau, elle voulait partir. Il la retint, commença à lui caresser les cheveux, effleurant parfois la poitrine. Discrètement. La tension se relâcha un peu.
— Ils vont me tuer comme Lim, gémit-elle.
— Non, pas si j’ai ces chèques, insista Malko.
Les phares des véhicules qui passaient les éclairaient. Pourvu qu’une voiture de police ne s’intéresse pas à eux… Malko observait Yé Yun, butée, le regard fixé sur le pare-brise. Il continua à lui parler, inlassablement, lui répétant les mêmes arguments. Il lui fallait ces chèques… Peu à peu, il la sentit moins hostile. Elle regarda sa montre et renifla.
— Elle est cassée, fit-elle. Vous me l’avez cassée.
— Vous en aurez une autre !
— II faut que je rentre chez moi, dit-elle.
Il se remit en route, roulant le plus lentement possible. Après qu’il eut traversé l’autoroute, elle le guida dans un chemin s’enfonçant en pleine jungle. Ils stoppèrent en face d’une maison de bois, avec une épicerie au rez-de-chaussée. Au moins, il saurait désormais où elle habitait.
— Alors ? demanda-t-il. Vous allez essayer ?
— Oui, dit-elle après un long silence. Mais je n’arrive pas à croire que je ne reverrai plus Lim Soon. Ils ne vont pas venir me chercher ici ?
— La meilleure façon de vous protéger, c’est de me donner ces photocopies, dit-il. Quand nous voyons-nous ?
— Demain.
— Où ?
— Je ne sais pas. J’ai peur.
Ça la reprenait. Malko pensa soudain au jour où Mandy Brown était arrivée à Brunei.
— Vous connaissez le parking de Jalan Cator ? demanda-t-il. Vous pouvez me retrouver demain sur la terrasse, après votre travail. Vers six heures… Personne ne vous remarquera et ce n’est pas très loin de la banque… De nouveau, une hésitation à n’en plus finir. Yé Yun Gi renifla et finit par dire de mauvaise grâce
— J’essaierai de venir.
Malko eut l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre.
— Il ne faut pas « essayer ». Il faut venir, insista-t-il.
Sinon, vous serez en danger de mort. Et moi aussi.
Elle lui jeta un regard ambigu.
— La princesse Azizah ne peut pas vous protéger ?
— Non, fit-il. Vous êtes la seule à pouvoir le faire.
Cinq secondes plus tard, elle courait sous la pluie. Les dés étaient jetés…
Le concierge du Sheraton était de nouveau souriant. Malko venait d’y débarquer, après le coup de fil de la princesse Azizah. Délicate attention, on lui avait attribué la même chambre. Il fila sous sa douche, après avoir appelé Angelina. Le mari de la jeune femme était toujours à Singapour et ils pouvaient dîner ensemble. Au téléphone, il ne s’était pas étendu sur l’incident de l’après-midi.
Le temps de se changer, il descendit au Maillet toujours bourré, le seul endroit de Bandar Sen Begawan où on servait de l’alcool. Tous les pétroliers étaient là éclusant des flots de Gaston de Lagrange. Il commanda une Stolychnaya et s’installa dans un coin tranquille. Les heures suivantes allaient être très longues. Maintenant, Hadj Ali était au courant pour les chèques. Sa réaction n’allait pas tarder. Dirigée contre Malko et contre Mandy Brown… Malko n’avait pas fini sa vodka qu’Angelina fit son apparition dans le bar, saluée par quelques regards envieux. Pour une fois, elle avait troqué ses bottes pour des escarpins qui la grandissaient et portait une robe au ras du cou moulante comme un gant.
— J’ai réservé ici. Cela vous convient ? demanda-t – il.
Ils passèrent dans l’Embassy Room, un restaurant sombre, chic et désert. Aussitôt, une nuée de petites Singapouriennes hyper-sexy s’affaira autour d’eux.
Il lui raconta son voyage à Limbang. Angelina Fraser était horrifiée. Elle but un peu de son Cointreau et dit d’une voix altérée
— Tu crois vraiment que c’est Hadj Ail qui est derrière tout cela ?
— J’en suis certain à 100 %, répliqua Malko, depuis que j’ai vu les chèques.
La jeune femme semblait profondément perturbée. Découvrir que son amant est un assassin ne fait jamais plaisir…
— C’est peut-être une coïncidence, dit-elle, mais il m’a appelée ce soir. Il voulait dîner avec moi. Il fait toujours cela quand l’Immigration l’informe que mon mari est en voyage.
— Il a sûrement envie de se détendre, maintenant qu’il a récupéré les chèques. Il n’a pas été vexé que tu refuses ?
— Je dois le retrouver après le dîner, avoua-t-elle. Il a terriblement insisté.
Ses sentiments étaient nettement ambigus, mais ce n’était pas l’affaire de Malko.
— Sauf miracle, fit-il, je n’ai plus rien à faire à Brunei. Tous mes efforts ont échoué. Il reste Mandy. Je ne peux pas l’abandonner.