Le diplomate eut une moue ennuyée.
— Je sais. Elle me l’a dit aussi.
Qu’en pensez-vous ?
— Je vais vous donner les faits, annonça l’Américain. Des faits qu’ignore Mrs Sanborn. La police brunéienne a procédé à une enquête et les Britanniques, qui sont très bien implantés ici, nous ont aidés. Un certain Guy Hamilton a pris sa retraite ici après avoir dirigé la Special Branch et organisé la sécurité du Sultan. Les faits sont établis. II semble certain que John Sanborn ait gagné Limbang avec sa voiture, en évitant de passer officiellement la frontière.
Il se leva et s’approcha d’une carte au mur.
— Voyez. Normalement, on remonte le fleuve, la Malaisie est à 20 mn. Bien sûr, il faut accomplir les formalités de police parce qu’on change de pays.
— Une fois à Limbang, demanda Malko, qu’a pu faire Sanborn ?
— C’est le plus troublant, avoua l’ambassadeur. Guy Hamilton connaît le superintendant de police malais là-bas.
Ce dernier lui a confirmé qu’un homme ayant le signalement et le numéro de passeport de John Sanborn a pris, le jour de sa disparition, l’unique vol pour Kuching et Singapour. Et on a retrouvé sa voiture dans le parking de l’aéroport…
— Evidemment, avoua Malko, ça paraît clair.
Ce n’est pas tout, continua le diplomate. Hamilton a appris un truc intéressant. Le matin de sa disparition, on a aperçu John Sanborn au Sheraton. Une femme de chambre l’a vu sortir de la chambre de Peggy Mei-Ling, une call-girl chinoise, amenée ici par un des frères du Sultan. Une fille splendide… Or celle-ci a disparu le même jour de l’hôtel en y laissant toutes ses affaires et n’a jamais réapparu. Or, tenez-vous bien, le Blanc qui a embarqué à Limbang à destination de Singapour était accompagné d’une Chinoise…
Un ange aux yeux bridés traversa silencieusement la pièce. Malko digérait toutes ces informations. Pauvre Joanna… Il but un peu de café.
— Après Singapour, fit-il, on perd leur trace ?
— Non, pas tout à fait. Ils ont repris un vol pour Bangkok. De nouveau, on retrouve le numéro de passeport de John Sanborn. Ensuite, plus rien. Mais on peut sortir de Thaïlande avec de faux papiers… Surtout quand on dispose de beaucoup d’argent…
— Le cas semble clos, conclut Malko, ce n’était pas la peine de m’envoyer si loin… Une histoire classique. Avec ses vingt millions de dollars, John Sanborn n’avait pas eu de mal à se payer un peu de chair fraîche…
— Ouais, fit l’ambassadeur, pensif. On dirait…
— Vous n’avez pas l’air convaincu, remarqua Malko.
L’ambassadeur se pencha vers lui.
— Ecoutez. J’ai été avocat pendant vingt ans, avant de faire de la politique. Alors je me flatte de connaître un peu les gens et je sais flairer les coups tordus… J’ai fréquenté John Sanborn pendant un an. Ce n’est pas un type à faire ça…
— Mais la Chinoise ?
Le diplomate balaya l’Asiatique d’un revers main.
— Je n’ai pas dit que c’était un ange. Il a très bi pu se taper une pute ravissante… Ici, on s’ennuie. Mais il n’a pas fait un truc pareil… Et puis…
Il laissa sa phrase en suspens avant de continuer
— Tout colle trop bien… Le Premier aide de camp du Sultan insinue dans les cocktails qu’un diplomate américain – c’était le statut de John – a escroqué le Sultan de vingt millions de dollars… Et, officiellement, il nous les réclame, maintenant ! Les gens de Langley allaient en faire une jaunisse.
— Vous n’avez rien de plus pour étayer vos doutes ? demanda Malko.
— Pas vraiment, avoua Walter Benson. Mais je n’ai pas pu mener d’enquête. Mon impression, c’est que quelque chose est fishy[10] dans cette histoire. Il y a une arnaque…, montée par des gens d’ici. Mais je n’en sais pas plus. C’est à vous de voir.
— La police locale peut m’aider ? Le diplomate secoua la tête.
— N’y comptez pas trop. Le Police Commissioner est le cousin du Sultan. Et la version que je vous ai donnée est la version officielle. Personne ne vous en dira plus.
— Qui alors ?
— Les « Cousins ». Guy Hamilton est dans ce pays
— si on peut appeler ça un pays – depuis vingt ans. Il connaît tout le monde. Je lui ai annoncé votre arrivée. Et puis, j’ai un ami. Lim Soon, un banquier chinois qui déteste les Malais, comme tous les Chinois. Il peut vous aider. Ces chèques ont bien transité par une banque, non ? Ça laisse des traces.
On frappa à la porte et la secrétaire passa la tête.
— Mrs Fraser est là, annonça-t-elle.
— Qu’elle entre ! fit le diplomate.
Se tournant vers Malko, il ajouta
— Angelina Fraser va aussi pouvoir collaborer. C’est la femme de notre Premier secrétaire. Elle a d’excellentes relations avec les Brunéiens et surtout ceux qui gravitent autour du Sultan. On dit même qu’elle a eu des bontés pour Al Mutadee Hadj Ali…
Malko tourna la tête vers la porte où venait de s’encadrer une jeune femme brune aux cheveux courts.
Elle entra, martelant le sol de ses bottes de cuir noir, une cravache à la main, la poitrine moulée par un haut blanc hyper collant.
Elle avait un type hispanique prononcé avec une grande bouche rouge et des yeux brûlants d’Andalouse, allongés au rimmel. Lorsque son regard croisa celui de Malko, il sut immédiatement qu’elle se retrouverait dans son lit.
— Angelina monte beaucoup à cheval, expliquait l’ambassadeur. Le Sultan possède près de trois cents chevaux et il faut bien les faire galoper. En plus des Argentins qu’il a recrutés à cet effet, tous ses amis en profitent et Angelina la première. Tout ce qui compte à Brunei lui baise la main, ajouta-t-il en riant.
Probablement pas que la main, se dit Malko. Angelina Fraser s’était assise, caressant machinalement sa botte avec sa cravache, lançant parfois à Malko un regard amusé et ambigu. Une somptueuse salope qui ne dissimulait pas son goût des hommes, écoutant distraitement les explications du diplomate. Malko se tourna vers elle.
— Que pensez-vous de la disparition de John Sanborn ?
Elle haussa un sourcil.
— C’est bizarre, reconnut-elle. Surtout la disparition de cette Peggy.
— Pourquoi ?
— Elle gagnait un argent fou ici, avec tous les gens du Palais qui se la disputaient, en plus du prince Mahmoud. Elle avait nettement plus de classe que les Philippines des sex-charters. En plus, elle semblait très heureuse, je l’ai rencontrée à plusieurs reprises à Jerudong, au Country Club.
— On pourrait y aller ? demanda Malko.
Angelina lui adressa un sourire carnassier et un regard appuyé.
— Je vous emmène si vous le souhaitez, je vais y déjeuner et monter un peu ensuite.
L’ambassadeur éclata de rire.
— Voilà une façon agréable de commencer votre enquête ! Je vais vous laisser…
II les raccompagna. De dos, le jodhpurs moulait des fesses rondes et cambrées et Angelina Fraser savait à merveille balancer ses hanches…
Malko embarqua avec elle dans un break Volvo immatriculé CD. Ils remontèrent Jalan Sultan, avant de tourner dans Jalan Tutong.
— Que pensez-vous de l’affaire ? redemanda Malko.
Angelina Fraser lui jeta un regard en coin.
— Oh, on raconte des tas de choses. Moi, je pense que John est parti avec la Chinoise. Ça l’a motivé. Il a vu une occasion unique…
— Et sa femme ?
Angelina eut un ricanement cynique.
— Changement d’herbage réjouit les veaux… Et puis je crois qu’ici les gens ont trop la frousse du Sultan pour tenter une arnaque. Ils se retrouveraient au trou ou avec un poignard dans le dos…