Jean-Pierre Coffe
Arrêtons de manger de la merde !
Préface
« On bouffe de la merde, tout est dégueulasse ! » Voilà ce qu’on peut entendre. La même rengaine dans toutes les couches de la société. Qui sont les responsables de ce leitmotiv ? En France, il faut toujours trouver des responsables. Les boucs émissaires sont rapidement identifiés : l’industrie agroalimentaire et la grande distribution. Toujours la même chose, on ne cherche plus, on a trouvé. Alors, tapons dessus !
J’ai essayé d’analyser, avec responsabilité, les griefs des uns et des autres, et je n’ignore pas que cela peut paraître paradoxal, dans la mesure où je collabore avec Leader Price. Quels sont mes arguments pour m’engager dans une telle démarche ? Depuis quatre ans, j’ai visité plusieurs dizaines d’usines, d’ateliers d’artisans, d’élevages et d’abattoirs. Ils travaillent pour toutes les grandes enseignes sans exclusivité. J’ai créé et permis d’améliorer bientôt 2 000 produits pour cette enseigne, en éliminant l’huile de palme et les produits chimiques. Je prétends connaître les méthodes des uns et des autres. Je reconnais volontiers que, dans tous ces contacts, je n’ai pas vu que des modèles, des exemples, mais ils ne sont pas tous aussi démoniaques et pervers que la vox populi et les médias veulent bien le laisser croire. J’affirme ne pas avoir vendu mon âme au diable, comme d’aucuns le prétendent. J’ai simplement décidé, quand l’occasion m’a été offerte, d’élargir mon champ d’action. Personne ne peut nier que, depuis trente ans, je me bats pour défendre la qualité de l’alimentation de mes contemporains. Mon spectre d’investigation et d’enquête s’étant ouvert, j’ai accepté les propositions qui m’étaient faites : permettre aux plus démunis de manger convenablement, à un prix juste, des produits respectueux de leur santé. Pourquoi voulez-vous qu’il y ait, pour ceux-là, une fatalité à bouffer de la merde ?
Avant toute condamnation, il est bon que les nouvelles générations le sachent : après la dernière guerre mondiale, le pays était exsangue et nos campagnes dévastées, nos adversaires s’étaient emparés du meilleur de notre cheptel. Notre industrie était détruite, les bras manquaient pour faire redémarrer les activités agricoles et industrielles. Nos alliés américains, prospères, se sont proposés pour nous aider. Trop heureux, nos politiques ont accepté, essentiellement par nécessité, mais sans se douter qu’ils allaient imposer un bouleversement complet de nos modèles et de nos spécificités. Avec eux, nous sommes entrés dans une ère agricole et industrielle, robotisée, marketée, calibrée, dont nous subissons toujours les conséquences.
Ces évolutions furent rapides et brutales. L’agriculture a découvert la stabulation — autrement dit l’abandon de l’herbe —, la Holstein pisseuse de lait et la mécanisation. Le monde agricole s’est jeté avec délectation dans le productivisme. Tout comme le monde industriel, qui rebâtissait les usines, s’équipait de matériels techniques performants et découvrait la rationalisation. Nos concitoyens étaient heureux, après une période de rationnement, ils mangeaient à leur faim et trouvaient du travail confortablement rémunéré. Reconnaissons que tout le monde a cru à ce nouvel eldorado, inconnu jusqu’alors.
Les commerçants de bouche avaient à nouveau le sourire : le crémier vendait du lait à la louche et pouvait fabriquer des œufs au lait dans sa cuisine sans se douter que la sécurité alimentaire l’en empêcherait ; le boucher faisait tuer dans un abattoir de proximité des bêtes qu’il avait choisies au pré, et il n’imaginait pas qu’un jour il serait obligé d’abandonner son couteau pour une machine à hacher ; les marchands de fruits et légumes ignoraient tout de la désaisonnalisation, ils vendaient des fruits cueillis à maturité par des producteurs respectueux. Tout le monde était heureux, les bas de laine se remplissaient à nouveau, l’hygiénisme et la normalisation ne s’étaient pas encore abattus sur leurs petits commerces.
Carrefour, la première enseigne de ce qu’on allait appeler « la grande distribution », fut créé à l’initiative de deux épiciers qui avaient découvert aux États-Unis les nouvelles méthodes de vente. Au début, seuls les produits alimentaires étaient disponibles, mais très vite, répondant à la demande des consommateurs, le premier Carrefour s’est agrandi et a proposé de l’électroménager, de l’habillement, de l’outillage et de la vaisselle, etc. Les périphéries des villes se sont construites, les enseignes de la grande distribution se sont multipliées : il fallait bien approvisionner tous ces nouveaux habitants. La déstabilisation des commerces urbains et ruraux pouvait commencer.
Se pose-t-on la question de savoir qui a toléré le développement anarchique de la grande distribution ? Qui a accordé les permis de construire ? Le pouvoir politique, les maires, les conseillers généraux. Tout le monde voulait son enseigne, si possible dans la périphérie, sans imaginer qu’elle détruisait le commerce local, la convivialité, les relations de voisinage.
Nous vivions des années « glorieuses », la course au profit était dans les starting-blocks, plus on vendait, plus on voulait gagner. Les centrales d’achat et les coopératives firent leur apparition, inquiètes de voir les profits du commerce, elles voulaient aussi en profiter. Les industriels se sont équipés, agrandis, largement robotisés, pour répondre à la demande du nouveau commerce, qui exigeait des volumes de plus en plus importants en échange de prix de plus en plus bas. Le gâteau des profits grossissait, chacun en voulait un morceau, si possible une part plus grosse que celle de son voisin.
Aucun des protagonistes ne voulait céder ne serait-ce qu’un petit bout de ses profits, et personne n’avait appréhendé les crises qui allaient s’ensuivre. Chacun de son côté a cherché des solutions, les coopératives agricoles se sont délocalisées, les industriels aussi, sans se rendre compte que, en profitant de la main-d’œuvre étrangère, ils ouvraient la porte au chômage, qui toucherait toutes les couches du monde agroalimentaire et industriel.
Les producteurs de tomates, de melons, de fruits et de légumes ont accepté que leurs propres coopératives aillent produire des fruits et des légumes concurrents dans l’autre hémisphère, engendrant la désaisonnalisation. Les industries ont cessé d’investir dans leurs usines, puisque les pays émergents s’en chargeaient en échange de leur technologie. La grande distribution exigeait des prix de plus en plus bas. La dégradation de la qualité des produits s’est développée à grande vitesse. Les agents de synthèse chimiques ont remplacé les intrants naturels, et, très rapidement, la moindre tentative de vertu dans l’alimentation fut anéantie. L’emploi des engrais, des pesticides, des insecticides, des améliorants et des colorants a gagné la partie ; adieu le respect de la santé, le goût, et le plaisir. Les pouvoirs publics n’ont rien fait pour arrêter la débâcle, ils se sont engagés dans la course, encourageant la nourriture industrielle dans les écoles, les collèges, les universités, les hôpitaux, les maisons de retraite, les prisons. L’Europe n’a pas empêché non plus la sinistre spirale.
Nous en sommes là. Qu’ont fait les consommateurs ? Se sont-ils révoltés ? Quand ont-ils défilé ? Ont-ils réfléchi avant de mettre leur bulletin de vote dans l’urne ? Si peu. Ils se sont réfugiés dans la nouvelle niche — le bio —, sans réfléchir à ce que c’était effectivement. Est-ce vraiment un progrès ? Une perspective réaliste d’un monde meilleur ? Sans doute. Est-ce que l’ensemble des partenaires est prêt à jouer le jeu ? À éviter les magouilles, la triche ? Rien n’est encore prouvé.
Arrêtons de subir ! Les géants de l’agroalimentaire exploitent toutes les cachettes possibles de la rentabilité ; les magnats de la grande distribution jouent les diktats des prix ; les lobbies prennent tout le monde en tenaille. Pendant ce temps, les petits agriculteurs et producteurs pleurent la misère. La recherche du prix, par tous les moyens, a un corollaire : la destruction de la qualité, et celle de l’entreprise. Y a-t-il une solution ? Oui. Est-elle utopique ? Il faut essayer.