Les dispositifs sont précis. Pour un élevage en cage, chaque poule doit pouvoir disposer d’une superficie de 750 cm2, d’un nid, d’une litière pour picorer et gratter, d’un perchoir d’au moins 15 cm, d’une mangeoire de 12 cm de longueur et d’un système d’abreuvement approprié. Ces dispositions sont multipliées par le nombre de poules dans la cage, limité à quatre ou cinq. Ces batteries de cage sont installées sur environ huit étages séparés les uns des autres par au moins 35 cm, et chaque cage doit être occupée d’un dispositif approprié pour le rétrécissement des griffes. Plus de 32 millions de poules vivent ainsi comme des ouvrières chinoises du prêt-à-porter. Cantonnées à la tâche, elles pondent 300 œufs en moyenne par an. Pour favoriser l’ambiance estivale favorable à la ponte, les bâtiments sont chauffés en permanence à 18 °C et restent allumés continuellement. Est-ce une chance, pour elles, de vivre en été des journées de 22 heures et demie au lieu de 24 ? Personne n’a encore réussi à les interroger. Dans ces bâtiments, tout est calme, étrangement ; elles tournent la tête de droite à gauche, mais quand soudain à l’heure du repas elles se redressent, le caquètement monte en gamme et le distributeur automatique délivre la pâtée. La tête de la poule, d’un mouvement rapide et rythmé, plonge dans le mélange. Une ration de granulés, c’est 45,5 % de céréales sous forme de sous-produit, des tourteaux de soja, des vitamines et des minéraux, ainsi que quelques oligoéléments (calcium et phosphore).
Tout est soigneusement calculé : les exigences biologiques de la poule et les contraintes économiques de l’éleveur. Les 138 grammes quotidiens sont pesés au gramme près car l’éleveur vit dans la terreur que la poule, sa machine à pondre, ne se dérègle. Imaginez, un supplément de 5 grammes par jour et par poule, et ses comptes virent au rouge. On est bien loin de la poignée de grains approximative de la fermière !
Sitôt pondu, l’œuf est entraîné sur un tapis roulant, miré avant de rejoindre un centre de conditionnement. L’œuf évite ainsi tout contact avec la fiente et les souillures : l’œuf est « sanitairement correct ». D’autant que les œufs fêlés et cassés sont éliminés afin de ne pas salir les autres. Les œufs issus de ces élevages en batterie — huit cents dans l’Hexagone — représentent 78 % de la production. Ce type d’élevage est interdit en Allemagne et aux Pays-Bas. Deux hypothèses : soit nous sommes à la traîne, soit le lobby des industriels de l’œuf est puissant, au choix.
Pour l’élevage alternatif ou au sol, rassurez-vous, l’espace de liberté est limité. Les poules sont recluses à l’intérieur d’un bâtiment où peuvent loger 30 000 volailles. Mais seulement 3 % des élevages prétendent à ce type de production. Les rations alimentaires sont les mêmes, et par conséquent les œufs aussi. Là encore, en 1999, le législateur européen est intervenu en fixant la taille des mangeoires à 10 cm au minimum, longitudinale ou circulaire, progrès considérable ! Et le même type d’abreuvoir, continu ou circulaire, lui aussi, à pas moins de 2,5 cm par poule. Il impose même un nid, mais pour sept (il est préférable de ne pas avoir envie de pondre en même temps, il n’y a pas de place pour tout le monde) et, miracle parmi les miracles, un perchoir de 15 cm de longueur par poule. Les techniciens européens, à défaut d’être compétents, sont méticuleux et imposent une limitation de la densité animale. Rien à voir avec une salle de bal, un mètre carré seulement pour neuf poules.
Pour éviter trop de casses ou de fêlures, les éleveurs de poules de batterie et d’élevage au sol ont recours à quelques additifs — tolérés — comme le butyrate de sodium, pour stimuler les fonctions hépatiques. Quant au producteur, il veille à satisfaire les désirs du marché et des centrales d’achat qui imposent des normes de jaune, et il ajoute des colorants de synthèse dans les gamelles, car oui, en France, on se distingue, on veut manger des œufs roux, alors que dans le monde 80 % des œufs sont blancs et dotés d’un jaune soutenu presque orangé. C’est le maïs qui donne naturellement la couleur du jaune. Pour les éleveurs industriels, le maïs coûte cher, trop cher, il est remplacé par des aliments moins onéreux, ce qui entraîne un jaune plus pâle. Qu’à cela ne tienne, il sera coloré artificiellement.
Que la poule soit élevée en cage ou au sol, elle est bombardée d’antibiotiques, sinon gare aux ravages : une telle promiscuité encourage le développement des bactéries. Environ 30 % des poules de batterie sont constamment sous antibiotiques, mais rassurez-vous, braves gens, mangez tranquilles, tout cela est légal, autorisé par la DSV (Direction départementale des Services vétérinaires). Pourquoi autorisé ? Tout simplement parce que les résidus d’antibiotiques sont faibles… Quoi qu’il en soit, ils restent bien présents dans l’œuf et on se garde bien évidemment de vous l’indiquer sur l’emballage.
Après un an de ponte effrénée, les poules commencent à se fatiguer, deviennent fragiles, les œufs aussi, ils sont plus gros — les œufs d’une vieille poule sont toujours plus gros que les œufs d’une plus jeune. Il est temps de connaître les joies de l’abattoir. Leur ambition serait sûrement de finir en plat cuisiné, en nuggets ou en cubes, mais elles n’ont presque plus que la peau sur les os. Que le plumage soit effectué à sec ou à l’eau, la plume résiste, aussi leur destination est le plus souvent le pet food — la nourriture pour animaux domestiques. Petit problème, les producteurs des pâtées industrielles de nos chers petits animaux à poils ne veulent pas payer le prix des transports, même s’il n’y a pas de frais de plumage. En effet, tout est broyé, plumes, viscères, déchets d’abattoir, etc., et pour nos animaux domestiques aussi, les additifs appétants sont d’usage.
J’avais naïvement imaginé qu’une poule de batterie ou d’élevage au sol pourrait être ré-engraissée jusqu’à en faire une poule au pot convenable, une sorte de réforme bienheureuse, comme on a pratiqué il y a quelque temps avec les vaches. Mais cette proposition fut rejetée après des essais : tellement habituées à une ration alimentaire limitée, les poules de réforme ne voulaient pas grossir ni engraisser. Adieu, poule au pot bon marché !
Il n’y a pas seulement deux types d’élevage en France, sinon vous ne seriez pas perdus lors des achats et les entourloupes seraient vite démasquées. Il existe sur le marché quelques chanceuses, les poules dites de « plein air ». Ce sont exactement les mêmes poules que celles au sol, aussi nombreuses dans les bâtiments (même nombre de mètres carrés), mais elles bénéficient d’une liberté surveillée. Dans la journée, on leur ouvre les portes de la prison, et elles peuvent alors s’adonner à leurs activités favorites : l’exploration et le grattage. Ne vous inquiétez pas, il n’y a pas d’abus de surface, pour se balader, elles n’ont que 4 mètres carrés par poule. L’alimentation ne change pas, la qualité de l’œuf non plus, le seul résultat, c’est le prix : 1 euro pour les poules au sol, 1,54 euro pour les « plein air ». Les poules de plein air peuvent être auréolées d’un label. S’il est rouge, elles sont moins entassées, seulement 6 000 par batterie et 5 mètres carrés de parcours extérieur par poule. Alimentation et qualité de l’œuf identiques, à l’exception du prix de l’œuf, qui augmente encore.