Après cette description idyllique, il semble nécessaire de mettre un bémol, car les propriétés nutritionnelles seront différentes en fonction de l’alimentation des poules. Par exemple, lorsqu’on ajoute du lin dans la ration, les œufs sont plus riches en omégas 3, et lorsqu’on introduit davantage de céréales, c’est le taux de matières sèches (les propriétés du jaune) qui est d’une qualité supérieure.
D’un point de vue organoleptique, rien de flagrant. Aucun test n’a révélé de profondes disparités jusqu’à maintenant. Si vous considérez qu’en ne mangeant que des œufs dits bio (issus de l’agriculture biologique) vous avez une garantie de qualité et de santé, laissez-moi toutefois instiller quelques doutes dans vos convictions et vous informer que les poules pondeuses « bio » ne naissent pas de parents élevés selon les principes de l’agriculture biologique, et que jusqu’à leur dixième semaine, soit six semaines avant de pondre leur premier œuf, elles reçoivent toutes, sans exception, une alimentation et les soins vétérinaires standard, comme de vulgaires poules de batterie. Allez-vous continuer à payer un œuf bio quatre à cinq fois plus cher qu’un œuf normal, sans certitude de ne courir aucun risque ? Croyez-vous que le goût est différent parce qu’ils sont bio ? Foutaises, puisque vous savez maintenant que la différence entre les œufs dépend en grande partie de la race de la poule et, accessoirement, de son alimentation.
En juillet 2003, l’AFSSA, devenue l’ANSES, a fait une étude qui concluait : « L’influence de l’alimentation de la poule pondeuse n’affecte pas la composition des constituants majeurs de l’œuf (pourcentage de lipides et de protéines) mais affecte le profil des acides gras et la concentration d’éléments en faible concentration (vitamines, et certains oligoéléments comme l’iode et les séminoles). Les aliments utilisés en agriculture biologique diffèrent peu dans leurs acides gras ou oligoéléments, il est donc peu probable que le mode de production biologique ait des conséquences notables sur la valeur de l’œuf. » Les termes sont alambiqués, mais clairs, si on lit bien.
En revanche, en cuisine, le constat est sans appel. Essayez de monter des blancs en neige avec des œufs standard. Vous risquez d’obtenir un résidu liquide, de la flotte, autrement dit. Dans une poêle ou sur un plat, le blanc du standard s’étalera plus largement que celui du plein air, plus consistant. Lorsque les protéines sont bonnes, l’œuf ne doit pas s’étaler. Au vu du prix des céréales, la becquée est de moins en moins bonne, et les coquilles de plus en plus vides. Je vous propose une petite expérience pour vous amuser : plongez un œuf dans un verre d’eau : frais, il coule, il est plus lourd, vieux, il flotte. Pourquoi ? La membrane protectrice à l’intérieur de l’œuf forme une petite bulle d’air quand l’œuf est frais, la bulle d’air reste petite, mais plus l’œuf est vieux, plus la bulle d’air grossit. Simple, sans discussion.
Les ovoproduits
Supposons que vous soyez « tendance », préoccupés et soucieux du bien-être animal ; vous êtes en droit de supprimer les œufs standard de votre alimentation. Belle action solidaire ! Êtes-vous aussi prêts à supprimer de votre alimentation biscuits, viennoiseries, sauces, pâtes… Rappelez-vous que 40 % des œufs sont consommés sous forme d’ovoproduits. Pas vraiment nécessaire de faire appel à un dictionnaire étymologique pour comprendre ce que signifie ovoproduit : des produits obtenus à partir de l’œuf, de ses différents composants ou de leur mélange, après élimination de la coquille et des membranes. Près de 5 milliards d’œufs d’origines diverses finissent sous forme d’œufs liquides, congelés, concentrés, en poudre, pochés, brouillés, durs. Ces ovoproduits sont obtenus principalement à partir d’œufs issus de pondeuses en cage et d’œufs déclassés faisant partie de la catégorie B — trop petits, cassés, ou ébréchés, ils sont destinés à l’industrie. Malgré votre bonne volonté, vous consommez indirectement presque un œuf sur deux issu d’un élevage standard. Dans les usines de transformation, les œufs sont entraînés sur un tapis roulant vers la casseuse. Une machine qui sépare à la fois les œufs de leur coquille et le blanc des jaunes. Ces deux composants sont ensuite filtrés, refroidis et stockés dans des cuves afin d’y être standardisés. Ils sont alors pasteurisés à 69 °C, refroidis à nouveau, et puis conditionnés. On se trouve donc en présence de trois produits différents :
— Les œufs liquides entiers, quand le blanc et le jaune ont été re-mélangés. Ce mélange, « ce nouvel œuf », doit contenir au minimum 23 % d’extrait sec (matières grasses qui se trouvent dans le jaune).
— Les jaunes.
— Les blancs.
Ils sont conditionnés dans des poches de 1 à 20 kg, certaines contiennent jusqu’à 500 kg, sinon dans des camions-citernes de 25 tonnes.
Un kilogramme d’œuf liquide représente une vingtaine d’œufs coquille d’un poids moyen de 55 grammes.
Selon leur destination finale, on transforme les ovoproduits en poudre, en omelette, en œufs pochés, brouillés, conditionnés sous vide, en vrac, frais ou surgelés. On peut même les trouver durs sous forme de tube. Inclinons-nous chapeau bas devant la technologie, le jaune est centré d’un diamètre constant entouré d’un blanc à l’épaisseur standardisée. Ces genres de boudins sont cuits, et mis dans une saumure (du sel et de l’acide citrique). À ce stade, constatons que l’œuf à la coque et la mouillette ont disparu de nos petits déjeuners campagnards.
Tout cela pourrait être bel et bon, pratique, mais présente un inconvénient majeur : leur délai de conservation n’est que de trois à quatre semaines. C’est très fâcheux. Il a donc fallu trouver une solution pour augmenter la DLC (date limite de consommation) afin d’en commercialiser en plus grande quantité et plus longtemps. Simplissime : il suffit d’ajouter des conservateurs ; le plus fréquemment utilisé est l’acide ascorbique, le célèbre E200. Ce conservateur d’origine naturelle ou chimique aurait tendance à perturber les systèmes enzymatiques du corps humain, aussi serait-il plus sage, pour plus de garantie sanitaire, d’en interdire l’usage.
On les tolère, sous réserve que les taux d’E200 ne soient pas nuisibles à la santé. Comme aucune étude à ce jour n’a encore démontré le seuil de tolérance, on en profite. Conséquence, la DLC dure jusqu’à soixante jours. Cette augmentation de la date limite de consommation est beaucoup plus confortable quand on sait que les centrales d’achat disposent de plates-formes logistiques à partir desquelles les denrées alimentaires sont dispatchées dans les magasins. Les producteurs-fournisseurs peuvent donc livrer de grandes quantités afin de réduire leurs coûts de transport, ce qui permet d’augmenter la marge des revendeurs. Voilà pourquoi ces produits sont bourrés d’additifs et de conservateurs.
Comme il faut manger moins cher que moins cher, on réduit les coûts au détriment de la qualité des produits.
La plus grosse partie des « ovoproduits » est destinée à la restauration hors domicile, restaurants d’entreprises, cantines, hôpitaux, maisons de retraite, prisons, et à l’industrie agroalimentaire, biscuits, glaces, sauces, viennoiseries, desserts lactés, mousses, pâtes et charcuteries.
— Économique : leur conditionnement permet une meilleure maîtrise de la matière première.
— Conservation plus facile : ils induisent moins de pertes.
— Hygiéniques, pasteurisés : ces produits représentent peu de risques sanitaires, voire aucun.
Ils sont surtout moins contraignants pour les opérateurs car ils arrivent prêts à l’emploi.