À peine déballé, le tube d’œufs peut être découpé en lamelles, en tranches calibrées, régulières, idéales pour remplir les sandwichs, décorer les plats froids, garnir les salades, améliorer les marges des boulangeries, des brasseries et des cantines. En un rien de temps, omelettes et œufs brouillés sont éjectés de leurs poches, mis sur un plat ou une assiette, quelques secondes au four à micro-ondes : madame est servie. L’omelette baveuse est morte, les œufs brouillés crémeux aussi. Il y a bien longtemps qu’on fait des omelettes sans casser des œufs en RHD (restauration hors domicile). Contrairement à ce qu’ils prétendent, les acteurs de la filière se retranchent derrière une note du ministère de l’Agriculture et de la Pêche, dans une note de service parue en 2006 (DGAL/SDSSA/N2006-8200), pour éliminer de leurs préparations les œufs coquille. Cette note précise simplement qu’il faut utiliser des œufs emballés dans des centres agréés notifiés sur les œufs, qu’il ne faut pas les laver, que leur stockage doit avoir lieu en chambre froide, et qu’ils doivent être utilisés selon le principe « first in », « first out » — traduction, premier entré, premier sorti —, suivi de suggestions sur les préparations chaudes ou froides : ne pas alimenter les personnes âgées, les malades, et les jeunes enfants à base de préparations crues d’œufs coquille. Où est, dans ce texte, l’interdiction de l’œuf coquille ? Dans les maisons de retraite, par exemple, on refuse aux résidents qui en rêvent les œufs sur le plat. Pas seulement dans les maisons de retraite, d’ailleurs. Convenez qu’il est plutôt difficile d’obtenir cette préparation délectable dans un restaurant ou dans les fast-foods. Il est étrange de constater la voracité des artisans et des industriels face à l’utilisation de ces préparations. Heureusement, la résistance s’accroît. Un artisan boulanger-pâtissier de Montreuil, Fabrice Piéton, nous affirme : « Rien ne remplacera le frais ; certes j’utilise des œufs liquides pour certaines préparations, mais ce n’est pas aussi bien. Impossible de faire de la pâte à choux, de la pâte à tarte… Les blancs en neige ne montent pas. Ces œufs sont trop liquides, il y a certainement beaucoup trop d’eau dedans. »
Depuis l’année 2012, l’œuf traverse une crise, pas de quoi rassurer les consommateurs sur la qualité des ovoproduits. Le marché est tendu depuis la mise aux normes européennes des élevages français en ce qui concerne les hébergements collectifs des poules pondeuses. Les producteurs ont été sommés d’investir pour améliorer le « confort de leurs poules », mais d’aucuns n’ont pu suivre, d’où une pénurie d’œufs, et tout naturellement une hausse des prix — presque du simple au double pour les œufs coquille. Pendant qu’en France les éleveurs se cassaient les dents avec leurs poules, d’autres, plus malins, ayant senti le vent tourner, ont acheté de la poudre d’œuf en provenance du Brésil, d’Argentine, d’Inde, ou d’Ukraine à bas prix, pour la stocker et la revendre au plus offrant. Personne ne dit rien, pas une voix pour s’élever, ni pour chasser le loup de la basse-cour ! Non, vraiment personne pour protester contre l’arrivée « d’œufs en poudre » issus d’élevages standard étrangers dont les normes sont incontrôlables. En conséquence, nos éleveurs nationaux sont plumés, et nous, consommateurs, retrouvons ces produits-là dans nos assiettes. Quelques fabricants français d’ovoproduits s’indignent, sans grande violence il est vrai, se contentant d’appeler à la « concurrence déloyale ». En ce qui me concerne, je définirais plutôt ce silence comme du mépris pour le consommateur et signalerais une carence des pouvoirs publics, qui en appellent constamment à la traçabilité, à la rigueur des contrôles, à l’hygiène, à la santé du citoyen, mais qui laissent faire. La loi scélérate de la communauté européenne, en acceptant qu’un produit étranger importé et transformé en métropole devienne français, démontre là encore son efficacité. Tout le monde sait, surtout les professionnels du secteur, que lorsqu’on déshydrate des gros volumes, il est facile de mélanger des œufs de moins bonne qualité et plus ou moins frais. Ils avouent même qu’« on peut tout mettre dans les poudres d’œufs ». Rassurant, non ?
S’agit-il de spéculation, ou pire, de pratiques malhonnêtes ? Le débat est ouvert. Certes, devant la crise de l’œuf, certains malins ont trouvé des subterfuges en modifiant leurs recettes — pourquoi utiliser des œufs si on peut les remplacer par d’autres produits ? Je pense notamment à la dorure employée en pâtisserie. Traditionnellement, on utilisait du jaune d’œuf, maintenant on trouve de la dorure en spray, d’origine végétale ou animale — un mélange d’huile de palme et de gomme de guar, pulvérisé sur les viennoiseries industrielles. Ni vu, ni connu. Les œufs sont trop chers ? On remplace les œufs, on allège, on ajoute de l’eau, un petit coup de bombe, le consommateur n’en sait rien, ne se rend compte de rien, les arômes jouent leur rôle et le tour est joué.
En réalité, ce qui importe n’a rien à voir avec ce qu’on mange, seul le prix compte. Voilà la situation dans laquelle nous nous trouvons, elle est claire : en voulant des prix bas, plus bas que bas, on éradique la qualité du produit pour faire plaisir au consommateur, en se gardant bien de lui signaler que la politique de cette entreprise peut être fatale pour sa santé. Il est facile de jeter l’anathème sur l’agroalimentaire et la grande distribution, voire même sur le petit commerce, qui n’a pas à être exclu. Quand une enseigne de la grande distribution assène à coup de publicités, quelquefois même mensongères, « j’ai les prix les plus bas du marché », sans préciser ce qu’il y a dans les produits, elle est un des fossoyeurs de la qualité. J’affirme, et j’ai des preuves, qu’il est possible de présenter au consommateur des prix justes, pas moins chers, simplement justes, rémunérateurs pour le producteur, le transformateur et le commerçant, des produits à juste prix, mais de qualité. En ne respectant pas ces règles éthiques, citoyennes et morales de respect du consommateur, on jette l’opprobre sur l’industrie agroalimentaire et sur l’ensemble de la grande distribution.
Revenons à l’œuf. En s’acharnant à vouloir des DLC (date limite de consommation) de plus en plus longues, des goûts spécifiques, différents du goût naturel, à un prix toujours plus bas, quitte à ajouter de l’eau et de l’air dans les produits, le consommateur paie une coquille vide. Il peut toujours se plaindre qu’il y ait en France une trop grosse production d’œufs standard, même si elle est de plus en plus pauvre en matière sèche (jaune), on prend le risque de supprimer les œufs de notre alimentation.
Le marché de l’œuf est paradoxal. D’un côté, il vend du rêve, de la poule élevée au grain, des fermières sur les emballages et encourage le consommateur à l’illusion. Et ça marche dans les magasins, tous les magasins, y compris la grande distribution. Les achats d’œufs de poules en cage ne cessent de baisser, par comparaison avec ceux de plein air, qui occupent 50 % des parts de marché. Un bémol s’impose : comme il faut alimenter les usines d’ovoproduits, la production d’œufs standard, pour elles, ne diminue pas.
Les productions les plus dynamiques sur les cinq dernières années sont celles des œufs biologiques et des pondeuses élevées au sol. Leur taux de croissance annuel atteint en moyenne 11 %. En Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas, nous l’avons déjà vu, les distributeurs ont fait une croix sur la production d’œufs de batterie. L’Italie et le Royaume-Uni semblent suivre le même exemple. Pourquoi, en France, traînaille-t-on, pinaille-t-on ? Qu’est-ce qu’on attend ? Les sondages sont éloquents : « 75 % des Français sont prêts à payer leurs œufs plus chers s’ils ont la garantie qu’ils ne proviennent pas de poules élevées en cage » ! Soyons patients. Attendons les résultats de l’expérience que tente l’enseigne Monoprix. Depuis le 1er avril 2013, elle ne commercialise sous sa marque que des œufs français, certifiés issus de poules élevées au sol, en plein air, ou en agriculture biologique.