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Autre système, l’avion. Non pas qu’on puisse pêcher avec un hydravion, mais pour approvisionner le marché français, le thon est débarqué en Mauritanie ou au Sri Lanka, le rouget à Dakar : posé sur de la glace, il atterrit à Roissy. Le périple le plus long pour un poisson serait d’être transformé en Chine. Il arrive dans les usines congelé pour être décongelé, vidé, et ensuite recongelé, pour être réexpédié enfin en containers vers la vieille Europe. Celui-là finit généralement en rectangle pané ou en plat préparé, distribué par la RHD (restauration hors domicile). Ces déplorables pratiques sont le fait de puissants groupes agroalimentaires. Encore dans les cales, certains lots de poissons peuvent aussi être réservés en mer et vendus sans passer par la criée. Il s’agit surtout du cabillaud et du lieu noir, destinés à la vente en promotion. À terme, Rungis, la grande halle à marée d’Île-de-France, le plus important marché de gros de l’Hexagone, ne sera plus qu’une vaste plate-forme, un simple entrepôt de transit. Quand le pavillon de la marée a ouvert, en 1969, on y recensait plus de 106 postes de mandataires, à peine une vingtaine aujourd’hui. Là encore, entre 70 et 80 % des poissons sont d’importation. Il faut se lever de très bonne heure pour trouver les beaux produits : bar de ligne, turbot, saint-pierre, péchés sur les côtes françaises. Jean-Pierre Lopez, le poissonnier parisien d’exception, présent tous les matins à Rungis, se désole de l’état de la pêche et du métier.

Revenons, si vous le voulez bien, au circuit classique, celui qui intéresse le consommateur. Quand la marchandise est achetée à la criée, les mareyeurs préparent les poissons avant de les livrer aux grossistes, aux centrales d’achat ou aux détaillants. À Boulogne-sur-Mer, les poissons peuvent être transformés sur place. Sur 150 hectares, le numéro un des ports français accueille toutes les activités de la filière pêche : commercialisation et transformation. Le jour de notre visite, les merlans de nationalité néerlandaise ont été achetés directement par la société Frais Embal, un très important spécialiste de la découpe du poisson. Après une centaine de mètres en camion, le poisson est débarqué dans l’atelier de filetage. Le responsable qualité de cette société se réjouit : « Regardez, ils sont encore rigor mortis (rigidité cadavérique), les yeux bombés, les ouïes se décollent, bien rosées. Quand on voit un produit comme cela, c’est magnifique ! » Les merlans sont découpés, filetés dans la journée, à la main ou à la machine, et mis en barquette sous atmosphère modifiée avant d’aller garnir les rayons de la grande distribution, moins de 24 heures plus tard. Bien emballé dans son conditionnement, le poisson ne dégage aucune odeur, il est prêt à l’emploi, facile à cuisiner, et la plupart du temps sans arêtes. « Conservé sous atmosphère modifiée » signifie qu’on a retiré l’oxygène. Gilles Noury a découvert ce procédé en 1996 : « On m’a pris pour un fou », dit-il quand il évoque cette époque. Depuis, il est devenu le numéro un de la barquette. Il affirme : « Avec la barquette, je suis sûr de la qualité du produit, alors que sur l’étal, je n’ai aucune garantie, je ne sais pas, et personne ne peut me préciser depuis combien de temps le poisson est là. » Rien à dire, entre le moment où le poisson a pénétré dans l’atelier, et celui où la barquette part en caisse, il s’est passé cinq minutes dans une atmosphère à 3 °C. Qu’est-ce qu’il peut bien faire des déchets, têtes, queues, peaux, arêtes ? Des pâtées pour chien, des crèmes de beauté, mais pourquoi pas des terrines ou des pâtés au poisson. On n’ose plus employer le mot « déchet », maintenant il faut dire « coproduit ». « Étant donné la raréfaction de la ressource, il faudra bien trouver des solutions », expliquent les professionnels de la filière, « certains mangeront la chair, les autres les arêtes… c’est l’avenir ! » Sur les lignes de découpe de Frais Embal, ce sont surtout des saumons d’élevage et des cabillauds qui défilent, les deux poissons stars les plus consommés en France.

Le cabillaud est l’une des espèces les plus populaires d’Europe, jadis le « bœuf du pauvre », sous sa forme salée ou séchée, autrement dit la morue. Elle a volé la vedette au saumon, au turbot et à la sole, en moins de dix ans son prix a doublé. Du milieu du XVIe siècle jusque dans les années 1970, le poisson le plus consommé en Europe était la morue. Elle a été créée par nécessité : pas de réfrigérateur à bord pour conserver le poisson, sitôt pêchée, elle était vidée, salée, stockée dans le fond de la cale, en attendant que les marins puissent repartir pour de nouvelles campagnes. Bien avant les Portugais, les Basques avaient découvert, au large des côtes canadiennes, l’eldorado de la morue. De plus, ils possédaient d’énormes gisements de sel.

Le développement de la consommation de la morue tient beaucoup à la religion. Les jours de jeûne étaient de vingt-quatre semaines par an, pendant lesquelles relations sexuelles et consommation de viande étaient interdites.

Au fil du temps, la situation s’est dégradée, le productivisme aveugle a sévi sur les océans, l’agriculture n’était pas la seule à vouloir profiter des évolutions. L’économie de cueillette a vite été remplacée par l’économie de massacre. Dans les années 1980, on prélevait chaque saison 40 % du stock des océans, colossal et suicidaire. Sans oublier quelques perturbations climatiques, le réchauffement des eaux fatal aux jeunes cabillauds, la pollution des mers, et surtout la pêche dite « minotière », destinée à la fabrication des farines pour l’alimentation du bétail et des poissons d’élevage. Passons sur les tentatives des fonctionnaires de Bruxelles pour ralentir la course à la productivité, les TAC (taux admissibles de capture), les POP (plans d’orientation pluriannuels), la fermeture de certaines zones de pêche et le désarmement d’une partie de la flottille européenne, tout cela assorti de subventions, bien entendu, qui furent un échec. Finalement, l’Union européenne a décidé de réduire de 50 % seulement les quotas de pêche en mer du Nord. Tout le monde était mécontent, les pêcheurs, les scientifiques, qui assuraient que cette mesure n’aurait pas de répercussions sur la reproduction des gisements, peut-être, mais douze ans plus tard, au début de l’année 2013, on a autorisé une nouvelle fois l’ouverture des quotas de 30 %. Le repeuplement était en partie assuré, alors qu’on disait certaines espèces de poissons menacées de disparition.

Le cabillaud survit, soit ! Mais qu’en est-il de la dorade rose, de l’empereur, du grenadier, de l’anguille et du thon rouge, pour ne citer que les espèces les plus courantes. Les scientifiques sont formels. Toujours. Mers et océans se vident de leurs richesses, les trois quarts des ressources halieutiques sont pleinement exploitées. En Europe, le bilan est catastrophique, désastreux : 88 % des stocks sont soumis à la surexploitation en mer du Nord. L’appétit croissant pour le poisson fait peser une pression toujours plus grande sur ces ressources. À l’échelle mondiale, la consommation est passée de 9,9 kg par habitant, dans les années 1960, à plus de 18 kg, en 2010.

Quel malheur ! Non seulement les poissons se font rares, mais ils ne sont pas tous appréciés de manière équivalente. Dans les assiettes, on retrouve toujours, indifféremment, saumon, cabillaud, lieu jaune, merlan, dorade, bar et sole. Les consommateurs ne font pas preuve de beaucoup d’imagination, alors qu’il y a encore de nombreux poissons à découvrir, excellents, peu chers, comme le maquereau, le chinchard, le hareng et le tacaud. À l’instar des autres denrées alimentaires, les achats de poisson sont aujourd’hui des actes banalisés. On veut du « blanc », ou du « rose », et « sans arêtes ». Se soucie-t-on encore de la ressource, de la saison — car il y a une saison pour les poissons, comme pour les fruits, les légumes et les fromages.