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Les produits de la mer sont principalement achetés dans les grandes surfaces : 165 459 tonnes en 2011, contre 34 294 tonnes sur les marchés et 20 250 tonnes dans les poissonneries traditionnelles, qui disparaissent les unes après les autres — il reste 3 000 établissements en France. La relève n’est plus assurée, les écoles de poissonnerie sont presque vides. Jusque dans les années 1980, les rayons « marée » étaient inexistants dans les supermarchés, aujourd’hui ils font figure de produit d’appel, garants de produits « frais ». La plupart sont vendus en libre-service, portionnés en barquette. À ma connaissance, seul Leader Price garantit que les barquettes de poisson sont retirées de la vente quatre jours après leur mise en place. Les consommateurs n’achètent presque plus de poissons entiers. « Aujourd’hui on veut du filet, du dos, il y a dix ans on vendait de la darne, elle avait l’avantage de donner une structure au produit », explique un mareyeur boulonnais. Une chose est sûre, que le poisson soit en darne, en dos, en filet, entier, en barquette, ou sur étal, le poisson a la même origine. « Le métier se perd ! », se lamente Jean-Pierre Lopez, « heureusement que mes fils ont repris, je n’aurais pas trouvé de repreneur. Si c’est pour voir les mêmes cochonneries importées que l’on nous sert partout, non merci ! » Il est l’un des rares détaillants qui travaille encore des produits issus des pêcheries locales. Quand Monsieur Lopez parle de « cochonneries », il veut sûrement évoquer le panga vietnamien élevé et congelé en Asie, décongelé en Europe, et servi trop souvent comme du poisson frais sur les étals. Si ce n’est pas se moquer du monde, qu’est-ce que c’est ? Fréquemment, il trône parmi d’autres congénères dans la plus grande indifférence, sinon, dans le meilleur des cas, une étiquette précise qu’il ne doit pas être « recongelé ». Il arrive quelquefois que paradent sur les étals des poissons de « remballe », des poissons invendus, congelés, décongelés, et revendus sans honte et sans remords. Ce ne sont pas ces abus de confiance notoires envers le consommateur qui ont une chance de nous faire apprécier le poisson. Si on veut que le poisson procure du plaisir, il faut être vigilant, questionner, insister, regarder, avant d’acheter.

L’aquaculture

Si la déchéance du milieu marin continue, le mot « pêcheur » ne voudra plus rien dire, on parlera « d’éleveur ». La pêche en milieu marin, l’un des plus vieux et plus beaux métiers du monde, deviendra une activité récréative, des safaris pour nantis. Depuis plusieurs décennies, le poisson de la mer fait sa révolution en silence, et très bientôt, sans que nous nous en soyons rendu compte, le poisson consommé dans nos assiettes sera majoritairement un animal d’élevage, vivant dans des conditions similaires à celles des animaux terrestres (voir le chapitre consacré au cochon).

Oh les chiffres sont éloquents ! En 2008, l’élevage a fourni 45,6 % de la consommation du poisson, et plus de 50 % en 2012. Les obsessions diététiques, l’engouement pour les sushis, le succès des poissons blancs, de la crevette, du saumon — l’aliment dont la consommation augmente de 6 % par an — tirent la croissance extérieure du secteur de l’élevage vers le plus haut.

Prenons l’exemple du saumon. Poisson migrateur par excellence, il a pour ainsi dire disparu à l’état sauvage. Médecins et nutritionnistes du monde entier se sont entendus pour nous raconter qu’il faut « manger du poisson gras, principalement du saumon, bon pour le cœur, la circulation, les maladies inflammatoires. Les acides gras contenus dans leurs huiles renforcent la santé mentale, le développement du cerveau, ont un effet bénéfique sur la dépression, la schizophrénie, la maladie d’Alzheimer ». Pourquoi la Sécurité sociale ne rembourse-t-elle pas nos achats si les effets d’une tranche de saumon sont aussi efficaces ? Pourtant, derrière les bons omégas 3 se dissimule une vérité qui ne va pas de pair avec santé. La vie a bien changé pour le saumon. Au début du XXe siècle, rivières et fleuves français en regorgeaient, au point que les ouvriers avaient fait préciser dans leurs conventions collectives qu’on ne leur servirait pas plus de deux fois par semaine de ce saumon sauvage. En 2014, on en est plutôt gavé, proche de l’indigestion. Le Salmo salar est devenu le symbole du produit de masse. En 2011, les ménages français ont acheté près de 25 763 tonnes de saumon frais et plus de 21 543 tonnes de saumon fumé. La moitié de tout ça est importée de Norvège. Rien à voir, bien sûr, avec les espèces sauvages que j’évoquais, excepté leur patronyme. Il ne s’agit plus du même poisson, il s’agit maintenant de poisson d’élevage, dont la chair est colorée grâce à des additifs, des copies chimiques de pigments naturels, canthaxanthine, et astaxanthine.

Si par hasard vous visitez une usine de saumon, sachez qu’il vous faudra vous mettre dans la tête qu’il s’agit d’une « ferme ». Visitons l’une de celles-ci. Elle appartient à Marine Harvest, un groupe aquacole — les capitaux sont suisses — qui a pignon sur mer au Chili, au Canada, en Écosse et en Irlande. Elle contrôle toute la filière de production, depuis la recherche et la sélection génétique des souches de reproducteurs, jusqu’à la livraison en magasins des pavés de saumon, en passant par la fabrication des aliments, l’abattage et la transformation. On n’est pas là pour rigoler ! Dès que vous accostez auprès de la « ferme », vous êtes fermement invité à tremper les semelles de vos chaussures dans un liquide désinfectant, puis à enfiler des protège-chaussures en plastique et à revêtir un gilet de sauvetage.

L’aquaculture n’est plus une activité de pêcheurs, mais de « travailleurs de la mer ». Dans les années 1990, après la grave crise de surproduction, des centaines de fermes installées dans les fjords norvégiens ont dû fermer, seules d’importantes multinationales ont pu ramasser la mise. Marine Harvest est de celles-là. L’investissement est important, il faut d’abord s’acquitter de près d’un million d’euros pour obtenir une licence gouvernementale, puis de quelques millions d’euros supplémentaires dans les installations. Tous ces investissements pour produire environ 350 000 saumons par an. Traçabilité, sécurité, efficacité, rentabilité, productivité, et, bien évidemment, contrôle, sont les leitmotiv. Qualification, initiative, humanisation, plaisir, autant de mots inconnus dans le lexique local. Monsieur Taylor peut être satisfait, son organisation scientifique du travail industriel a encore des adeptes !

Vous vous demandez sans doute ce que les saumons viennent faire là-dedans ? Ils nagent, dans des grandes cages flottantes ceinturées de grands filets suspendus, pour décourager la désertion. Juste à côté, les stocks de granulés. Dans l’usine que nous avons visitée, il y avait huit cages : 24 mètres de large, 20 mètres de long, 20 mètres de hauteur — un immeuble de sept étages — dans lesquelles 10 000 saumons tournent, tournent, tournent… Inutile de poser des questions : est-ce qu’il y a beaucoup de déserteurs ? Combien de ronds dans l’eau afin d’atteindre 4,5 kg ? Ce sont des yeux au ciel qui vous répondent. Soudain, au-dessus des cages, un tuyau en plastique gris crache une giclée de petits granulés noirs, l’heure de la soupe a sonné pour les saumons. Il faut à tout prix éviter les gaspillages et entretenir leur appétit, aussi reçoivent-ils des quantités réduites, à intervalles réguliers. Il n’y a pas de temps à perdre, la croissance des saumons répond à des impératifs : les jeunes smolts (petits saumons de printemps) pèsent 113 grammes. Sitôt sortis de la nurserie, ils sont plongés dans l’eau salée des fjords et doivent prendre 4,4 kg en quatorze mois, mais n’ont le droit qu’à 5,3 kg de granulés. Déduisons que les marges des aquaculteurs norvégiens sont aussi serrées que celles des producteurs de porcs bretons.