Si les pouvoirs publics avaient le courage de réunir producteurs, transformateurs et distributeurs autour d’une table et que chacun jouait le jeu de la transparence, étalait ses prix de revient et ses marges, et qu’ils se mettaient d’accord pour acter pour une rentabilité digne. Est-ce utopique ? Si tous prenaient la responsabilité de neutraliser le coût de l’énergie et de supprimer les intrants, ne serait-ce pas une occasion pour assainir le marché ? Tous autour d’une table, sachant que les discussions sectorielles n’aboutissent à rien, sinon à déglinguer le système. Est-ce utopique de vouloir réinventer un modèle ? C’est seulement difficile, et particulièrement en France : les mentalités sont dures à faire évoluer et les habitudes difficiles à changer. Cela est d’autant plus difficile que le président de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) est également un industriel de l’agroalimentaire. Pourtant, nous disposons dans ce pays de tous les éléments pour réussir. Certains jouent le jeu, de plus en plus nombreux. Nous avons le savoir-faire, que tout le monde l’utilise !
Le combat pour une bonne alimentation est exaltant, ne pas y participer est suicidaire pour nos enfants. Si nous laissons faire, la France va devenir un immense grenier à blé et à céréales, on importera la viande, le lait, les fruits, et toute la richesse de la filière agricole aura disparu. Réfléchissons à l’incohérence du système : il encourage, entre autres, à utiliser des biocarburants, d’un côté, et conforte les lobbies céréaliers à gaver les bêtes d’ensilages de maïs en même temps. Ce n’est qu’un exemple.
Je suis convaincu qu’il est encore possible d’inverser la tendance, de préserver la diversité. Courage ! Nous étions le pays du bon sens, restons-le.
Chapitre premier
LES PRODUITS LAITIERS
Le lait
Commençons par le lait. Si on écoute les conversations de certains professionnels de la filière laitière — sous réserve de faire semblant de ne pas y prêter attention —, on va de surprise en surprise. Ils prétendent que le lait est mort, et néanmoins se réjouissent et crient haut et fort : « vive le lait ! » Quant aux contempteurs, ils ne ménagent pas leurs critiques ; pour eux, le lait « n’est pas digeste », il ronge notre santé, « un poison mortel, un danger pour les femmes, les enfants… ». Ils ajoutent même, comme si la brutalité des attaques n’était pas suffisante, qu’« il provoque des allergies »… D’après les laitiers, ces critiques sont sans fondement. Tentons de comprendre pourquoi, entre les professionnels et les ennemis du lait, il y a un tel abysse.
Essayons de faire le point sur la réalité du marché.
Chaque année, 24 millions de tonnes de lait sont produites en France, 4 millions de vaches laitières sont nourries à l’ensilage de maïs et aux tourteaux de soja. Un agriculteur sur cinq est un éleveur laitier, l’industrie tient la deuxième place dans l’agroalimentaire (les yaourts, le beurre, le fromage et les dérivés compris), et le numéro un mondial des produits laitiers est Danone, la marque préférée des Français.
Au vu de ce qui précède, on peut conclure que, pour certains, le lait ne mérite pas d’être bu, il n’est pas bon, alors que, pour d’autres, il y a intérêt à ce qu’il le soit, bu !
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a développé dans l’agriculture un intense productivisme, sous prétexte de nourrir les Français, alors que la raison principale était en réalité de faire vivre les producteurs, quitte à éliminer tout souci de qualité. Les raisons invoquées manquent d’indépendance d’esprit, de réalisme et de perspective à long terme, car la réalité était tout autre : les consommateurs français buvaient peu de lait. Ils en boivent de moins en moins. Si les paysans ont eu tendance à délaisser la production laitière, très contraignante en temps passé, ils se sont dirigés vers la production de viande, plus rémunératrice. Ces constats étaient connus, et pourtant les planificateurs de l’époque, les beaux penseurs de l’agriculture, ont décidé de développer la production de lait. Il a bien fallu accélérer la cadence, nos races laitières traditionnelles étaient limitées à 2 500 — 3 500 litres par an, aussi on a cherché et trouvé une usine à lait sur pattes, la pisseuse de lait, la Prim’Holstein : 10 000 litres de lait par an, un standard. Certaines championnes de la catégorie ont réussi à atteindre 18 000 litres de lait. La conséquence de cette superproduction est la médiocrité de la qualité du lait, devenu insipide et vendu en dépit du bon sens. Alors qu’un texte du 3 juillet 1947 de la Commission de la famille, de la population, et de la santé publique précise : « D’heureux indices nous permettent d’envisager une amélioration de la natalité française, mais nous avons l’impérieux besoin d’assurer la vie de ces heureux petits enfants […] c’est pourquoi il nous faut assurer du lait en quantité et en qualité ». Visiblement, le planificateur de l’époque ne sait pas que le lait de vache ne convient pas aux nourrissons. Défendre la santé et le moral en assurant à des milliers d’agriculteurs modestes un revenu régulier et une amélioration du niveau de vie : une idée politique. Créer une sorte de salaire de l’éleveur, fort bien, une paie mensuelle grâce au lait, parfait. Personne n’a pensé qu’on était en train de mettre en œuvre la machine à produire l’incohérence.
Le gouvernement privilégie la production laitière en garantissant le prix du lait, mais comment éviter la hausse des prix à la consommation ? Tout simple, me direz-vous, subventionnons le prix du lait destiné au beurre. Eh oui, de 1945 à 1950, le prix du lait était taxé. La modernisation de l’ensemble de l’agriculture française était incontestablement une idée nécessaire. Sacrifier les races mixtes, bouchères et laitières, comme la normande, au profit d’une race unique, seulement laitière, la Prim’Holstein, ne l’était pas. Assurément, les planificateurs de l’époque se sont largement trompés, nous en payons les conséquences.
Les instigateurs de cette « nouvelle agriculture » remettent en cause les troupeaux qui allaitent : modèle classique d’une vache de race, destinée à la boucherie, qui nourrit son veau, lequel sera engraissé pour devenir, s’il est mâle, et après avoir été castré, un bœuf de trois ans, dont la viande sera de qualité. Ces fossoyeurs, en supprimant les races à viande, mettent en place, sans le savoir, ou alors c’est pire, le système qui va pervertir l’élevage français et qui accrédite l’idée que la viande ne peut pas provenir d’un élevage spécifique destiné à la viande mais, au contraire, être un sous-produit du lait, issu de vaches de race laitière.
Avec la mise en place de cette politique, la notion même de goût et de qualité a disparu, jusque dans les étables. On rêve de mécanisation, de stabulation libre ou entravée, de « zero grazing » (pas de pâturage), d’insémination artificielle, d’ensilage, de PSC (produit de substitution aux céréales).
Les éleveurs savent bien que le goût du lait varie selon la nourriture des animaux mais, comme les techniciens agricoles assènent, péremptoires, des vérités scientifiques contraires à la nature, personne n’ose les contredire. Surtout pas les paysans. Voilà, historiquement, le début de l’ère du mépris du consommateur, qui ne fera que s’accélérer au fil du temps sous le diktat suivant : « Consommateurs de tous pays, achetez et mangez ce que l’on produit et fermez vos gueules. » Les bonnes intentions sont passées à la trappe — mais y en a-t-il jamais eu ? La qualité et la santé publique aussi.