Un petit retour en arrière s’impose pour comprendre le plan imparable qui a été mis en place. Dans les années 1950, manger du bœuf était pour les masses laborieuses à la fois un gage de santé et l’accès à un statut social. Nos parents et nos grands-parents n’allaient pas au boulot, ils allaient « gagner leur bifteck ». Les familles, selon leurs revenus, en mangeaient plus ou moins souvent, en quantité variable. En 1953, le kilo de bœuf coûtait 800 francs, le salaire horaire d’un ouvrier se situait autour de 10 francs, il fallait donc travailler quatre-vingts heures pour acheter un kilo de viande. En 2014, le prix moyen du kilo de viande de bœuf est de 24 euros. La viande, en se démocratisant, a perdu ses quartiers de noblesse. Le bœuf, à l’égal du saumon et du foie gras, produits d’élevage très concurrentiels, ne peut plus prétendre à régaler qui que ce soit.
À cette époque, finalement pas si lointaine, la traçabilité[3] — barbarisme pour répondre à la crise de la vache folle — n’existait pas encore. Les bêtes, souvent pour des raisons sanitaires, ne franchissaient jamais les frontières du canton, elles étaient engraissées, abattues et consommées sur place.
Dans les grandes villes, l’origine des bêtes était plutôt douteuse. À Paris, les abattoirs de la Villette, bien que drainant la production du Bassin parisien, recevaient déjà les premières bêtes importées.
Dès l’ouverture du marché commun et de l’industrialisation de la filière, la naissance de la grande distribution allait semer la panique et la confusion. Les augures n’étaient pas des plus optimistes sur l’évolution de la boucherie de détail et sur la qualité de la viande. Le 11 août 1953, Monsieur Pleven, président du Conseil, lança ce que la presse baptisa « l’opération bifteck », destinée à calmer les populations alors en pleine explosion démographique, qui grondaient contre la vie chère. Les préfets reçurent compétence pour fixer par arrêté le prix limite de vente de viande au détail de boucherie, de charcuterie et de cheval. Jusqu’en décembre 1986, l’abrogation de la taxation de la viande fut l’unique préoccupation du syndicat de la boucherie française. Quel gâchis !
Dans les campagnes, l’heure de la revanche avait sonné, le boucher avait perdu sa situation monopolistique, le maquignon pouvait sortir du jeu. L’exploitant des paysans était devenu l’ennemi à abattre. Les paysans et leurs syndicats décidèrent de s’organiser, se voyant déjà à la tête de coopératives et d’abattoirs, commercialisant eux-mêmes le bétail, et investissant dans les ateliers de découpe. Les supermarchés en France poussaient comme des champignons, la viande enfin bon marché, démocratisée, devint un produit d’appel, la génération du steak frites était née.
Tout le monde était content, mais la filière ne savait pas encore qu’elle ferait les frais de ces bouleversements.
En 1960, Georges Chaudieu, observateur avisé du monde de la viande, en faisait la remarque, non sans ironie[4] : « Ceux qui réclament de plus en plus fort des portions de plus en plus grosses de bifteck pommes frites, dont ils ont déjà oublié la véritable saveur, se préparent aussi peu à peu à la ration standard. Quelques économistes, quelques beaux discours, quatre articles de journaux, des émissions de télévision bien organisées, et les voilà, après avoir atteint puis dépassé le hamburger américain, prêts à manger protéines de pétrole et acides aminés de synthèse. Le pas sera franchi. L’ersatz aura tout conquis, les cerveaux et les corps. La civilisation du bifteck pommes frites aura préparé celle encore pire de la synthèse intégrale. À ce stade, il n’y aura plus de civilisation. » Il ne manquait plus que la vache folle pour parfaire ce tableau étonnamment prophétique. Patience, elle arrivait d’un pas tranquille.
Dans les années 1965–1970, les paysans découvraient les délices de l’agriculture intensive, les industriels de la viande mettaient en place leur sinistre manigance, la gigantesque braderie du bœuf pouvait commencer. Les enseignes de la grande distribution s’arrogeaient un quasi-monopole de la distribution. Rapidement, leur part de marché du bifteck passa de 20 à 80 %. La mort de la boucherie de détail devint inexorable : 50 000 boucheries après la Seconde Guerre mondiale, 20 000 au début des années vache folle. Les gigantesques usines à viande Soviba, Charal et Bigard, propriétaires d’immenses abattoirs et ateliers de découpes, achetaient du bétail sans discernement sur l’ensemble du territoire, sans hésiter à faire parcourir aux animaux des centaines de kilomètres avant qu’ils n’atteignent les sites d’abattage.
Des animaux de toutes origines, de toutes races — laitières ou à viande —, de tous types — vache, génisse, taurillon, bœuf, taureau —, ressortaient pêle-mêle sous forme de morceaux prêts à découper, de hamburgers, ou de viandes en barquettes. Apparurent à ce moment les portions sous vide longue conservation, appelées « fourreaux hebdo-pack », et les plats cuisinés. C’était l’époque bénie pour les industriels de la VSOF (viande sans origine fixe), la traçabilité n’existait pas encore.
L’objectif était déjà le prix, le meilleur prix, le super prix. Conséquence : le bœuf perdit de sa suprématie au profit du poulet, de la dinde, du porc et du lapin, des viandes dites « blanches », meilleur marché depuis que les paysans avaient découvert les attraits de leurs élevages intensifs. Pourquoi s’échiner trois ans durant à engraisser correctement un bœuf, alors qu’en moins de quarante jours le sort d’un poulet de batterie était réglé, ou qu’un cochon sans gras pouvait parader sur les étals en six mois. On obéissait à un seul mot d’ordre : éliminer le facteur temps, élément pourtant essentiel de la qualité, mais partie intégrante du prix de revient.
Sitôt la bête abattue, la carcasse est découpée en deux, chaque partie comprenant chacune :
— des morceaux arrière, côtes avec os, entrecôtes, filets, rumstecks, aloyaux — des morceaux à rôtir, à griller ou à poêler ;
— l’avant ou la basse, gîte, paleron, plat de côtes, macreuse — des morceaux à bouillir ou à braiser.
En 1958, les industriels ont eu un coup de génie, trouver une solution pour se débarrasser des parties avant : le steak haché. Inventé pour nourrir les troupes françaises stationnées sur le front algérien, il s’appelait alors « roty-steak ». Devant le succès, les industriels ont vite compris qu’il fallait en faire un plat national.
Mais que faire des os et des carcasses ? De la farine pour nourrir les animaux. Voilà comment on en est arrivé à la dramatique épidémie de la vache folle. Nous n’étions pas les seuls, en Europe, à avoir trouvé cette technique ingénieuse : les Britanniques s’y étaient mis aussi, mais sans respecter les règles élémentaires. En 1991, on découvrit quelques cas de vache folle dans nos étables, cinq, mais aucun en 1992, un en 1993, quatre en 1994, trois en 1995. Statistiquement, rien de significatif. On alluma quand même un premier contre-feu, trois lettres : VBF (viande bovine française). On pensait ainsi qu’il n’y avait aucun risque à manger du bœuf français… jusqu’au 21 mars 1996, quand les Français mirent l’embargo sur la viande britannique. Panique ! 60 % de baisse de la consommation de la viande. Vite, vite, vite, deuxième contre-offensive : la traçabilité. Bizarrement, les industriels furent capables de nous donner très rapidement des garanties sur ce qu’ils ignoraient la veille. En moins de 24 heures les étiquettes valsèrent, « filière qualité » par-ci, « produit français garanti sans farine animale » par-là. On trouva des responsables : les fabricants britanniques, qui avaient insuffisamment chauffé les farines aux bonnes pressions et aux bonnes températures, ce qui leur permettait de vendre moins cher. En France, les équarrisseurs affiliés à des groupes publics furent exemptés de tout reproche, officiellement, d’ailleurs, aucune enquête ne fut jamais diligentée pour retrouver les coupables.
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