— Les taurillons de batterie sont de « jeunes bovins », abattus avant 24 mois, engraissés à l’ensilage de maïs. Ces bêtes atteignent 500 kg de poids carcasse en un temps record. Honte, honte !
Ces deux types d’animaux sont chargés à cinquante ou cent par camion pour rejoindre l’abattoir.
— Le broutard, appelé jeune bovin, a plus de chance que les précédents. Il goûte à l’herbe, pas très longtemps, puisque vers l’âge de 9-10 mois il est exporté vers l’Italie. Les broutards qui restent en France sont vendus sous la même appellation « jeune bovin », leur viande rosée est bonne, très tendre, mais le marché français ne l’apprécie guère, il veut avec avidité de la viande très rouge.
— Les veaux sous la mère, à la savoureuse texture, chair blanc rosé très clair, sont un privilège pour les nantis ; les veaux du « Ségala » ou les veaux « d’Aveyron » peuvent évoquer le veau sous la mère. Cette viande de qualité est labellisée, une goutte d’eau dans la filière, il faut le reconnaître.
Le passage à l’abattoir
Pendant longtemps les abattoirs ont été exclusivement publics, mais avec l’industrialisation de la filière, ils ont été privatisés. Bigard, Charal et Socopa sont les poids lourds du secteur. Les établissements publics ne couvrent maintenant plus que 8 % de la viande (rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, 2010). Plus nombreux, les abattoirs privés sont dotés d’une plus grande capacité d’accueil, ils traitent 17 266 tonnes de carcasses à l’année, alors que les abattoirs publics ne sortent que 2 916 tonnes. Il faut faire tourner les chaînes. Et pour qu’elles tournent, il faut de la matière première, autrement dit des animaux, le plus souvent issus de l’élevage intensif à haut rendement. On retrouve donc trop fréquemment dans son assiette une viande bas de gamme, pour les trois quarts issue de l’élevage laitier, mais irréprochable d’un point de vue sanitaire : « Il n’y a pas un produit aussi contrôlé que la viande bovine ! » C’est en tout cas ce qu’affirme Thierry Saint-Saens, directeur commercial du groupe Sicavyl, spécialisé dans l’abattage et la transformation de la viande charolaise.
Pour éviter le transport entre différents sites, les abattoirs regroupent plusieurs maillons de la chaîne : abattage, découpe, fabrication et emballage.
Les contrôles vétérinaires, ante et post mortem, sont rigoureux, chaque abattoir doit avoir un ou plusieurs vétérinaires sur place pour contrôler essentiellement les viscères. Les responsables des abattoirs disent que, « normalement », les bêtes sont triées et nettoyées si elles sont trop sales. Pour avoir visité à plusieurs reprises un certain nombre d’abattoirs, différents les uns des autres, j’ai pu constater que la plupart des bêtes arrivaient très sales, trop sales. Normal, me direz-vous, les bêtes en stabulation pataugent et dorment dans leurs excréments, alors que les éleveurs peuvent percevoir une petite aide s’ils amènent des bêtes propres à l’abattoir.
Pourquoi n’installe-t-on pas des douches et des pédiluves le long de la chaîne quand les animaux patientent avant de rentrer dans la tuerie ? On voudrait nous faire croire que la merde qu’on avale est hygiénique… Pour nous rassurer, sans doute. Si des contrôles tout au long de la transformation existent, les contrôles inopinés, émanant d’organismes tiers, sont plus rares. « Une ou deux fois par mois », affirme le directeur de l’abattoir Bigard de Venarey-les-Laumes, en Bourgogne (200 tonnes de viande par semaine). Thierry Saint-Saens nous dit « une dizaine de fois par an », un autre spécialiste de la filière, plus modeste, prétend : « Une ou deux fois par an pour les petits abattoirs », tout en précisant, « et en plus on les prévient avant la venue des agents. Si jamais il y a des doutes, on étouffe l’affaire chez le préfet, il y a trop d’emplois en jeu ». Soyons sérieux, les agents de la Répression des fraudes ne peuvent pas être partout, et ils le seront de moins en moins — on a encore réduit leurs effectifs d’un millier d’agents, en 2013.
Dans une telle toile de fond, comment prévenir les dérapages et un nouvel « horsegate » ?
La situation est d’autant plus préoccupante que, depuis 2012, les importations de viande en France en provenance de l’Est et de la Turquie croissent à vue d’œil. Le prix de la viande est de plus en plus élevé, personne ne veut l’augmenter pour qu’elle soit vendue à un prix juste. Plus grand monde ne joue le jeu, les chevillards et les traders préfèrent importer des produits à bas prix. On croit rêver ! On exporte des races à viande pour importer des vaches laitières avec lesquelles on produit des morceaux nobles comme le faux-filet ou l’entrecôte. Pour entourlouper la ménagère dans les rayons, on mélange des viandes d’origines diverses. Pressée, elle les balance dans son caddie, peut-être a-t-elle mis la main sur de l’aubrac certifiée française qui peut se trouver là en produit d’appel. Ces accommodements ne sont pas le privilège de la grande distribution, tant s’en faut, puisque, le plus souvent, les bouchers artisans manipulent plus volontiers la fourchette à deux dents que le couteau et vendent des morceaux sous vide piécés dans les abattoirs.
La France importe aussi beaucoup de vaches d’Allemagne et d’Irlande pour satisfaire une demande supérieure à sa production. À l’inverse, elle exporte des jeunes bovins pour faire tourner les ateliers d’engraissage italiens. En général ces bêtes finissent dans la RHD (restauration hors domicile) sous forme de plats préparés, et dans ce cas, vous n’avez aucune chance de retrouver l’origine de ce que vous mangez.
Permettez-moi une parenthèse à propos de ce qu’on appelle la restauration hors foyer (RHF), qui veut d’ailleurs dire la même chose que RHD : cette restauration concerne les cantines scolaires, les CROUS, les hôpitaux, les prisons et les maisons de retraite. Au nom de la sécurité alimentaire et de la rentabilité, on a fermé les cuisines, licencié les intendants et les cantinières, pour les remplacer par des cuisines centrales aseptisées, normalisées — dehors, les microbes ! Dans des salles blanches comparables à des blocs opératoires, ventilées à 10 °C, des hommes et des femmes en tenue chirurgicale des pieds à la tête, un masque sur le visage. Non, ils ne cuisinent pas, ils assemblent des ingrédients, réchauffent des plats surgelés. Étonnez-vous qu’il y ait des plaintes d’écoliers, d’étudiants, de malades, de prisonniers, et posons-nous la question : Qui est responsable ? Qui vote les budgets ? Les ministres, les élus locaux, départementaux ou régionaux. Bel exemple d’hypocrisie. Pensez-y quand vient le temps des élections, c’est le bon moment.