En 1975, soit dix-sept ans après son invention, la viande hachée représentait moins de 1 % du volume de la viande consommée. En 1995, 7 %, et actuellement, 30 %. On l’a compris, c’est un secteur clef pour la filière, avec une augmentation qui n’est pas près de ralentir. Ces viandes hachées sont fabriquées à partir de :
— vaches laitières — de vaches laitières usées, en bout de course, surnommées « les tréteaux » ;
— taurillons engraissés ;
— viandes importées.
Voilà ce qu’est le fameux « minerai », des chutes d’agglomérats, de découpes et de tissus graisseux, devenues le socle d’une grande partie des plats cuisinés industriels. Cette mixture farcira les tomates, participera à la moussaka et aux lasagnes, vendues sous l’étiquette « produit maison » ou « comme à la maison », bombardées de sirop de glucose, d’acidifiant, d’acétate de sodium (E262 : acidifiant d’origine naturelle ou synthétique, généralement considéré comme inoffensif mais déconseillé aux enfants et aux femmes enceintes), de cochenille (E120 : colorant rouge fabriqué à partir d’insectes écrasés ou chimiquement, pouvant occasionner asthme, eczéma, insomnies, à proscrire pour les enfants), de quelques vitamines, acide ascorbique, entre autres (E300 : vitamine C), le tout assaisonné d’un soupçon de maltodextrine de pomme de terre et, quand même, de quelques arômes naturels. La voilà, la « recette maison » ! Vous en reprendrez bien un petit peu ?
Comment trouver des produits qui permettent de réduire encore les coûts ? En ayant recours à des négociants spécialisés, des traders, qui achètent la viande aux États-Unis et en Australie, l’importent aux Pays-Bas, la stockent et la revendent un peu partout en Europe. Située à Nice, Nice to Meat International, une PME française, s’est spécialisée dans ce commerce lucratif. Ces traders gagnent de l’argent uniquement sur les bas morceaux et sur le gras, et non sur le haut de gamme, car la marge est trop faible. Vendre, vendre beaucoup, de tout, du moment que ça peut rentrer dans l’assiette et qu’on ne se pose pas de questions.
En ce qui concerne la viande bovine vendue à la pièce, on l’a dit et il est bon de le répéter, il y a obligation de tracer et de mentionner le pays de naissance, d’élevage et le type d’abattage de l’animal, l’abattoir et l’atelier de découpe, mais dès qu’un produit est transformé, il n’y a aucune obligation de traçabilité d’aucune sorte. Cette loi imposée par l’Europe est donc à l’origine de toutes les malversations et de toutes les truanderies.
Le ministère de l’Agriculture a pour projet d’imposer une meilleure transparence sur les produits transformés. Les industriels sont d’accord, prêts même à jouer le jeu et à apporter plus d’informations sur l’étiquette. En échange d’une augmentation des prix ! De 15 %. Un choix crucial. Mettre de la merde dans un produit transformé permet des prix bas. Éradiquer cette merde implique d’acheter des produits de base de qualité, plus chers. Que veulent les consommateurs, de la merde bon marché ou un produit qualitatif à un prix juste ? Et si on organisait un référendum ? Chiche, on le fait ?
En 2009, la France a produit 1 664 000 tonnes de viande (chiffres de la Commission européenne et de the United States Department of Agriculture). De tels rendements supposent un système de production intensif, les élevages sont des machines de guerre pour faire du profit. Il fallait bien, après la guerre, nourrir une population encore assujettie aux tickets de rationnement. On oublie que, jusqu’en 1949, la viande était rationnée en France à 200 grammes par semaine, alors que c’est ce qu’aujourd’hui les accros du rumsteck avalent chaque jour. On est rapidement passé de la sous-production à la surproduction. Même si aujourd’hui on assène, à coup d’affichages et de spots publicitaires, nos « troupeaux du terroir », « élevés à la ferme », « élevage de tradition », ne soyons pas dupes. La majorité du troupeau laitier, qui fournit la plus grande quantité de viande, est élevée au maïs ou aux tourteaux de protéines. Le maïs est généralement produit sur l’exploitation, mais il peut être fourni par les coopératives sous forme de semence avec l’animal, les compléments alimentaires et l’arsenal phytosanitaire utilisé à haute dose. La machine infernale poursuit sa course folle, quelquefois stoppée au gré des crises sanitaires. La dernière en date — en février 2013 — a eu des effets dévastateurs sur la filière. Certains abattoirs ont affiché une baisse d’activité de 10 %, mais au moins, cela a permis de mettre au grand jour les malfaçons et les fraudes en tout genre.
Même si la consommation de viande fléchit, le steak frites reste le plat le plus demandé au restaurant, et les Français les plus gros consommateurs de viande du monde : 25 kg par habitant par an, devant la Suède et l’Italie : 23 kg.
Est-ce que les jeunes Français, les adultes de demain, auront une chance de manger sans encourir de risques ? Il faut l’espérer. Les irréductibles de la qualité existent, ils continuent de se battre contre l’industrialisation massive et ses dérives. D’aucuns sont isolés, travaillent seuls, d’autres se regroupent. Pour vous redonner un peu d’espoir, un exemple : dans le Jura, on peut rencontrer les « Incorruptiblement verts ». Cette association rassemble cinquante éleveurs. Leur credo : une production bio, des circuits courts maîtrisés entre le producteur et l’acheteur, un prix de vente non négociable, environ 4 euros le kilogramme de carcasse, contre 3,50 euros en standards. Conclusion, la viande est goûteuse, destinée non seulement aux bouchers détaillants, mais aussi à la RHD et à la restauration collective.
Francis Charrière, un des éleveurs à la tête de ce groupe, affirme : « Quand on met de la bonne volonté, ça marche. On a mis en place une structure de long terme, avec un prix stable, toute l’année, sans surprise ni intermédiaire. » Les bêtes sont exclusivement nourries à l’herbe et au fourrage l’hiver. Le fumier est récupéré pour être épandu sur leurs terres, afin d’éviter la pollution des eaux souterraines et d’améliorer la production des cultures. Ces pratiques étaient en voie de disparition, au profit de l’épandage de pesticides et d’engrais. Pour les membres de cette association, il n’est pas question de revenir en arrière. Un autre vrai paysan, Yves Sauvaget, éleveur bio dans la Manche, représentant de la Commission Lait à la confédération paysanne, avoue : « Les vieux ne veulent pas faire machine arrière et les jeunes ne sont pas formés pour cela, ils nous rient au nez, en nous lançant : vous avez vingt ans de retard. » Lui considère qu’il a vingt ans d’avance.
Produire autrement signifie, pour certains, que jusqu’à présent ils « produisaient mal », aussi beaucoup d’agriculteurs se sentent « insultés », « incompris ». Le paysan est fier, on l’a encouragé à nourrir de plus en plus de bouches, et il considère à juste titre qu’il a rempli sa mission. Maintenant, on lui dit qu’il pollue et qu’il devrait être responsable de son territoire. Les mentalités évoluent, lentement, trop lentement. En 2009, le gouvernement a lancé un plan d’action nommé « Écophyto ». Son but est d’inciter les paysans à découvrir d’autres horizons, des systèmes de production plus raisonnés, plus raisonnables. Deux mille fermes pilotes expérimentent au quotidien des techniques pour réduire l’usage de fongicides et autres produits « phytopharmaceutiques ». On les encourage à pratiquer la rotation des cultures, le désherbage mécanique, la pulvérisation à bas volume, etc. Projet ambitieux, mais qui devrait passer par le biais de l’enseignement dans les lycées agricoles, où l’on promeut encore l’agriculture extensive, le recours aux ingénieurs et aux gourous du phytosanitaire. Aura-t-on le courage de bouleverser les habitudes ? Les pieuses ambitions, c’est bien, les décisions, c’est mieux.