Les envies charcutières de nos compatriotes ont changé, la mode est au jambon serrano, de Parme, peu importe qu’ils soient sous vide, qu’ils viennent d’Espagne ou d’Italie, qu’ils aient ou non du goût. Rappelez-vous, consommateur, vous vous êtes fait avoir. Le fameux jambon d’Aoste qui avait envahi la France était le sous-produit d’une multinationale américaine fabriqué à partir de carcasses ramassées dans tous les pays du monde, bien éloignés de la jolie petite ville d’Aosta, en Italie. Heureusement, la Commission européenne a mis fin à cette fumisterie, en 2008, mais il y en a d’autres. La France n’est pas épargnée.
Examinons de près la charcuterie corse. Ce prétendu fleuron de la charcuterie française est le plus souvent une grosse entourloupe qui ne bénéficie au demeurant d’aucune appellation d’origine contrôlée — les producteurs corses n’ont d’ailleurs jamais eu envie de la demander. Dans 90 % des cas, la viande de ces charcuteries provient des élevages en batterie bretons, voire même chinois. Il faut bien satisfaire les nombreux touristes, alors on fabrique à tour de bras des coppa avec du porc chinois, des saucissons avec des ânes argentins. Pour faire sérieux, on leur appose la mention « produit de l’île de Beauté », pourquoi se gêner ? On est en vacances, qu’importe, personne n’aura l’idée d’aller vérifier. Un pétard est si vite arrivé. Il n’y a pas que la Corse, certains jambons de porcs fermiers d’Auvergne ou de Savoie proviennent aussi de porcs issus d’élevages bretons ou néerlandais. Que dire du jambon de Bayonne, dont l’aire de production a été agrandie jusqu’à Niort, le Pays basque jusque dans le Poitou, belle conquête ! Est-ce que la Bretagne, producteur de la majorité du porc français, fait mieux ? Elle dispose d’une appellation d’origine géographique contrôlée. On pourrait donc penser que les produits transformés proviennent de Bretagne. Pas du tout ! L’appellation n’oblige qu’à une chose : posséder un lieu d’emballage ou de transformation dans la région. Voilà pourquoi les produits transformés bretons, saucissons, rillettes, pâtés, terrines, saucisses… sont quelquefois issus de viandes de Pologne ou de Chine, mélangées. Même l’andouille de Guémené n’est pas épargnée, elle peut être fabriquée avec des boyaux qui arrivent tout droit de Corée.
Si les cochons viennent d’Allemagne, on pourrait presque être rassuré : il s’agit de cochons français. En effet, depuis quelques années, on assiste à de surprenants allers et retours. Nés, élevés en France, ils partent à l’abattoir hors de nos frontières et reviennent sous des formes diverses et variées. Ces voyages que subissent nos pauvres cochons — un périple de plusieurs milliers de kilomètres — les métamorphosent en bêtes de stress. Tout ce manège pour profiter d’une main-d’œuvre trois fois moins chère qu’en France, payée 500 euros au lieu de 1 400. « Ils pillent nos animaux avec le consentement des éleveurs », se lamente le responsable d’un abattoir de coches, dans le Finistère : « Il y a dix ans, nous abattions trois fois plus de porcs ; en majorité les animaux sont amenés dans la région de Hamburg, où se trouve l’un des plus grands abattoirs d’Europe, Tönnies, 30 000 coches (truies de réforme) abattues par semaine. » Les bêtes sont tuées, découpées comme des animaux standard, qu’elles soient coches ou pas, puis réexpédiées vers l’Hexagone sous forme de viandes diverses. Résultat, les abattoirs français ont des difficultés financières car il n’y a pas suffisamment de matière à abattre. Est-ce qu’on ne serait pas en train de devenir fou ?
C’est bien probable. Avec 34 kg par habitant, le porc est la première viande consommée en France, dont les trois quarts sous forme de charcuterie. Le comportement des industriels de la viande porcine devrait s’intéresser à un sondage Ifop conduit, en mars 2012, pour CIWF France (Compassion in World Farming, organisation internationale de référence dédiée au bien-être des animaux de ferme), qui précise : « Un Français sur cinq se déclare être prêt à payer plus cher la viande de porc, s’il a la garantie que l’animal a été élevé dans de meilleures conditions. » Est-ce que l’étude ne servirait à rien ? Est-ce que les instances supérieures du monde charcutier savent lire ? La France importe du porc bio d’Allemagne et d’Italie faute d’une production nationale honorable. Ces informations ne sont-elles pas suffisantes pour encourager les éleveurs à améliorer des conditions d’élevage plus respectueuses, ni les maîtres charcutiers à plus de scrupules et de rigueur ?
Parlons-en, des maîtres charcutiers. Pendant de nombreuses années, ils se sont commis avec l’industrie. Le jambon n’était plus maison, les étiquettes continuaient à l’être, les terrines étaient de la même eau que celles qui étaient vendues dans certaines enseignes de la grande distribution. Ils ont développé la vente de plats cuisinés, sortant tout droit d’un sac en plastique ou d’une boîte. Ah ! les carottes râpées du charcutier ! On les imaginait râpées dans la fraîcheur du laboratoire. Ah ! les coquilles de poisson en surimi ! Il y eut plusieurs raisons à ce dévoiement : les investissements coûteux qui n’avaient pas été envisagés à temps, la pénurie de main-d’œuvre, le manque d’apprentis, les loyers des centres-ville qui augmentaient, les marges qu’il fallait maintenir, les nouvelles règles d’hygiène qui imposaient des travaux, toutes ces raisons étaient bonnes pour ne pas investir. Et puis, il faut bien avouer que, pendant de trop nombreuses années, la présidence de leur confédération a été assurée par un charcutier dont j’avais prétendu dans mon guide, le Coffe 95, qu’il était le plus mauvais charcutier de France. Maintenant, tout a changé. Cette instance syndicale est dirigée par un « meilleur ouvrier de France (MOF) ». Le Céproc (Centre européen des professions culinaires), dirigé aussi par des MOF, forme à nouveau des professionnels aguerris et compétents. La relève est assurée ! Il y a cinq ans, il n’y avait que trois apprentis ambitionnant le titre prestigieux de « meilleur apprenti de France », il y en a maintenant plus de trente. La confédération a développé des aides pour encourager ces jeunes charcutiers à s’installer, à revenir vers la grande tradition charcutière et au respect des règles de l’art. Patience, très vite, tout va changer dans nos charcuteries françaises, la révolution est en marche !
Est-ce que l’industrie suivra le même chemin ? Je suis triste, en prévoyant que ce ne sera pas pour demain, car si les scientifiques, tout à coup soucieux de la santé du cochon, se sont penchés sur son cas, c’est pour créer une nouvelle race de porc, encore une nouvelle fois génétiquement modifiée : le Roslin, créé par l’Institut d’Edinburgh. Son nom de code pour le moment est Pig 26, eh oui, c’est son nom. Il a été conçu pour résister à la peste porcine africaine. Il est né en août 2012, Hosanna ! Pourquoi sa naissance n’a-t-elle été révélée qu’en avril 2013 ? La honte… déjà ?
Peut-être verrons-nous un jour les porcs et les truies, qui auront réussi à s’enfuir de leur univers concentrationnaire, défiler sur les Champs-Élysées, et sur les places publiques après les troupes, le 14 juillet, portant des pancartes « Liberté, liberté ».
À ce moment-là, les pouvoirs publics réunis sur les estrades comprendront peut-être qu’il est temps de penser à la santé des humains, qui passe inexorablement par une meilleure alimentation.