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L’agneau

L’agneau fut l’animal des régions des petites et moyennes montagnes. La Caussenarde des Garrigues, la Rouge du Roussillon, la tarasconnaise… Autant de vieilles races locales de brebis qui demeurent dans toutes les mémoires des anciens. La brebis était au cœur de l’économie campagnarde ; son lait, sa laine, sa viande avaient la même valeur.

À l’automne, les béliers couvraient les brebis et, cent quarante-cinq jours plus tard, les femelles mettaient bas. Les premiers arrivés, ceux de février, tétaient leurs mères pendant deux mois environ, avant de connaître le sacrifice pascal. Dès la fin du printemps, toute la famille transhumait, sous la conduite d’un berger, vers des alpages où l’herbe était grasse. Le lait des brebis faisait le bonheur de leurs agneaux et des producteurs de fromages, la laine s’épaississait, les petits engraissaient. À l’automne suivant, le troupeau redescendait vers la vallée, les agneaux dits d’herbe étaient vendus pour leur viande. Les mères étaient prêtes pour une nouvelle gestation.

Voilà un système de production intelligent, qui ne doit rien aux experts ni aux chercheurs, synchronisé sur le rythme des saisons, les besoins sexuels des bêtes et l’abondance de la nourriture. Cette vision bucolique et prétendument archaïque fut balayée par la tempête productiviste. Les éleveurs de moutons durent rationaliser leurs méthodes d’élevage, les marketeurs leur serinaient toute l’année « les consommateurs veulent manger de l’agneau toute l’année, toute l’année, toute l’année… ». L’agonie de l’agneau français est significative de l’ignorance et de l’aveuglement des élites qui gouvernent l’agriculture française. La filière ovine est moribonde d’avoir écouté des conseillers agricoles inefficaces et incompétents qui l’ont fourvoyée sur la voie du productivisme.

Pour avoir des agneaux toute l’année, il a d’abord fallu changer les méthodes de reproduction. La femelle du bélier n’est pas une « nini patte-en-l’air » qui accepte les hommages de son mâle quand il manifeste son envie. Madame brebis est pointilleuse, la monte, c’est à l’automne, ou rien. Vous imaginez les chercheurs de l’INRA penchés sur la question. Ils ont finalement mis au point une éponge imprégnée d’hormones sexuelles. Et voilà le berger, costumé comme un gynécologue, introduisant dans les parties intimes des brebis de la mousse de polyuréthane gorgée d’un progestagène. Le cycle sexuel des femelles s’est trouvé perturbé. L’éponge retirée, on injecte par voie intramusculaire une dose de PMSG (Pregnant Mare’s Serum Gonadotropin) qui déclenche immédiatement l’ovulation. Quarante-huit heures après, les brebis sont en chaleur. Bonjour messieurs les inséminateurs… À vous de jouer les mâles ! La synchronisation des chaleurs, accouplée à l’insémination artificielle, ouvrait toutes grandes les portes des bergeries à la sélection génétique. Les chercheurs, toujours à l’affût d’une nouveauté, se sont rendu compte que les brebis ne donnaient naissance qu’à un seul agneau à chaque agnelage : qu’est-ce que c’est que ça ? Elles doivent en faire deux ! À partir de 1966, à force de croisements avec des races russes ou finnoises, ils purent chanter victoire : les brebis mettaient bas de deux agneaux à la fois ! Après avoir réglé la vie sexuelle sans plaisir du monde ovin, les généticiens s’attaquèrent à la conformation de l’agneau. Ils définirent ce que le consommateur voulait, sans évidement lui demander son avis. Un animal lourd, à la carcasse large, aux épaules d’haltérophile, aux gigots courts et rebondis. Adieu l’herbe, adieu transhumance, adieu balades folkloriques dans la montagne, l’agneau devait vivre en bergerie, les pattes dans le fumier, la tête dans l’auge. Il lui a fallu découvrir les petits bâtonnets, ou granulés de céréales et de soja agglomérés, agrémentés d’un peu de foin ou d’ensilage. Le mouton résiste, il n’a pas l’air, comme ça. Il lui a fallu du temps pour s’acclimater aux granulés.

Dans les boucheries ou dans les grandes surfaces, les agneaux sont tous affiliés à une marque, collective ou pas, qu’ils portent en bandoulière sur le gigot : « L’agneau de nos bergers », « Agneau de nos terroirs ». Quand ce n’est pas une marque collective, c’est un label : label, certification, vous n’avez que l’embarras du choix. Vous y croyez ? Prenons l’exemple de l’agneau de Pauillac, célèbre depuis la fin du XVIIIe siècle. La vendange terminée, les bergers des Landes ou des contreforts du Massif central rassemblaient leurs brebis dans les vignes du Médoc. Nés au printemps, les agneaux de lait étaient très appréciés dans toute la région. La tradition a vécu, tracteurs et herbicides ont remplacé les brebis, la transhumance d’automne a disparu. De l’agneau de Pauillac, il ne reste plus qu’une appellation, très habilement utilisée sur le plan commercial. Une bergerie s’est quand même installée à Pauillac, les apparences sont sauves. En 1999, l’administration lui décernait l’appellation I.G.P., et un Label rouge. Inconscience ou mauvaise information ? L’aire de production s’étend maintenant à la Gironde, au Lot-et-Garonne et au sud de la Dordogne. Il y en a d’autres, ne vous inquiétez pas.

Jusqu’en 1973, l’élevage français n’eut rien à craindre des élevages anglais et irlandais ni néo-zélandais, l’élevage était extensif, mais la production était insuffisante pour perturber la politique française. Mais cette année-là, les Anglais ont rejoint la communauté européenne. Adieu, droits de douane ! Car l’Angleterre a obtenu l’autorisation d’importer sa propre production, mais également celle de la Nouvelle-Zélande. Ce fut en grande partie le coup de grâce de nos élevages. Notre troupeau d’ovins en France était vieillissant, en baisse constante, 7 120 000 têtes de brebis allaitantes en 1990, et 3 904 000 en 2010. La part de la consommation totale de viande s’effrite, elle est passée de 6 %, dans les années 1990, à 3,9 %, aujourd’hui (source FranceAgriMer). Les effectifs ne cessent de baisser, en recul de 35 % en vingt-cinq ans, malgré les primes. Conséquence, nous mangeons de moins en moins d’agneau français, les deux tiers de la consommation sont anglaise, irlandaise, ou néo-zélandaise.

L’agneau néo-zélandais se vend trois fois moins cher que les autres types d’ovins présents sur les étals. La Nouvelle-Zélande est, on le sait, la patrie du mouton. Environ 50 millions de têtes pour 4 300 000 habitants. De 8 000 à 10 000 têtes sur 2 500 hectares d’herbe, il y a de quoi casser la croûte proprement. Pourtant, cette production ne pèse que 7 % de la production mondiale. Nous aurions tort d’oublier l’Amérique du Sud, notamment la Patagonie, où il est facile de voir des élevages de 50 000 moutons sur certains pacages grands comme la moitié de la France. À l’origine, les Néo-Zélandais élevaient le mouton pour sa laine, avec la race mérinos, sa viande n’était que le sous-métier de l’activité lainière, bradé, surgelé sur le marché mondial. Le cheptel néo-zélandais a subi alors de fortes évolutions génétiques, avec l’introduction de races à viande ou de races prolifiques ; la viande est désormais l’objectif principal du cheptel.

Vous imaginez sans doute que vous mangez de la viande fraîche ? L’arnaque, car il peut y en avoir une, réside précisément dans le mot « frais ». N’oubliez pas que le monde de la viande a son propre langage. Cette nouvelle carambouille s’appelle le chilled. Après l’abattage de l’agneau, la viande est conditionnée sous atmosphère contrôlée, un mélange de gaz (azote et gaz carbonique) qui stoppe sa maturation biologique. Elle peut donc voyager plusieurs semaines dans les cales d’un cargo. Sitôt livrés, les gigots sont déballés, le temps de reprendre de la couleur — sous vide ils noircissent —, puis emballés comme de la viande fraîchement abattue, avec une date limite de vente de quatre à cinq jours. À ce petit jeu, la viande ne gagne rien en qualité. Ni vu, ni connu, des fois que ça vous inquiète !